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"Les javanais" et "Planète sans visa" de Jean Malaquais

samedi 9 janvier 2010, par Robert Paris

Deux romans sur la situation des travailleurs immigrés en France avant la deuxième guerre mondiale

Qui est Jean Malaquais

Né en 1908 en Pologne, immigré en France, mineur, débardeur aux Halles, écrivain découvert par André Gide, prix Renaudot, auteur des Javanais ; exilé au Mexique pendant la deuxième guerre mondiale ; après la guerre, enseignant dans les universités américaines ; ami de l’écrivain Norman Mailer ; traducteur de Marx. Il joua un rôle important dans la mouvance communiste des conseils française et internationale, comme sympathisant actif. Mort, citoyen américain, à Genève en 1998.

Jean Malaquais - de son vrai nom Vladimir Malacki - est né à Varsovie le 11 avril 1908 dans une famille polonaise d’extraction juive mais non croyante. Son père, professeur de lettres, était un amoureux des livres. Sa mère était une militante socialiste du Bund juif internationaliste qui s’était développé en Pologne. Sa famille disparaîtra dans les camps hitlériens pendant la deuxième guerre mondiale. En 1926, le bac en poche, il décida de quitter Varsovie pour la France. Il y travailla comme ouvrier ; notamment dans les mines de Provence (La Londe-les-Maures). De cette expérience au milieu des étrangers parias et damnés de la terre, il tira la matière de son livre : Les Javanais, prix Renaudot 1939.

Il s’intéressa vite aux idées révolutionnaires. Le stalinisme le dégoûtait tout autant que l’ambiance nationaliste et xénophobe régnant en France. Il gravita autour de la Ligue communiste trotskiste dirigée par Alfred Rosmer, Pierre Frank, Pierre Naville, mais ne s’y engagea pas à la différence de son ami Marc Chirik. Vers 1933, Vladimir Malacki, qui se faisait appeler Jean Malaquais (comme un quai de Paris), prit contact avec les groupes révolutionnaires à gauche du trotskisme : l’Union communiste de Henri Chazé (Gaston Davoust), les bordiguistes italiens - regroupés autour des publications Prometeo et Bilan - immigrés en France et Belgique (Ottorino Perrone, Otello Ricerri, Bruno Zecchini).

Dans la dèche à Paris, il fit tous les métiers, y compris celui de débardeur aux Halles, sans avoir de domicile fixe. A la Bibliothèque Sainte-Geneviève, où il se réfugiait, il lit Céline et Gide. Un soir de 1935, il tomba soudainement sur ces lignes de Gide : « Je sens une infériorité de n’avoir jamais gagné mon pain ». Jean Malacki, scandalisé, lui écrivit pour lui parler des conditions de ceux qui n’avaient pas de toit et vivaient dans la misère au jour le jour. Gide lui répondit à la poste restante de la rue Cujas, Malaquais n’ayant pas d’adresse, et lui envoya 100 francs, qui lui furent retournés. Il rencontra enfin André Gide à son domicile : « - C’est toi Malacki ?. » « - C’est toi Gide ? » Personne n’avait osé tutoyer le grand écrivain. Flairant vite un écrivain doué, passionné et riche d’une expérience de paria, Gide lui donna de l’argent qui lui servit à louer une maison en province, tout le temps nécessaire à l’écriture de son roman Les Javanais. Ce livre social sur l’immigration dans la France xénophobe des ligues d’extrême droite et du préfet Chiappe fut d’abord refusé par Gallimard, puis publié chez Denoël en 1939. Couronné par le prix Renaudot en 1939, le roman fut traduit dans plusieurs langues.

En août 1936, il partit en Espagne lorsqu’éclatèrent la révolution et la guerre civile ; il prit contact avec les milices du POUM et la colonne Lénine, dirigée par des dissidents bordiguistes italiens comme Enrico Russo (Candiani). Il rencontra Kurt Landau, trotskyste autrichien, qui sera bientôt assassiné par le GPU, Andres Nin, théoricien du POUM et autre victime du GPU ; et Gorkin, chef du POUM, qu’il retrouva et côtoya à Mexico pendant la guerre. Il eut le malheur de se retrouver un jour face à Ilya Ehrenburg, écrivain stalinien promu chef de brigade internationale. Il fut à deux doigts d’être exécuté comme "agent fasciste" et provocateur. Il réussit à retourner en France, en septembre-octobre 1936. Il noua des liens avec Ante Ciliga et surtout Victor Serge, tous deux échappés du Goulag stalinien.

En septembre 1939, Jean Malaquais, bien qu’apatride, fut mobilisé. Pendant la Drôle de guerre, il remplit ses carnets de ses impressions au fil des jours, dans un style sarcastique, rebelle et iconoclaste : ses humeurs de rebelle internationaliste, allergique à l’idée de patrie, deviendront ses Carnets de guerre. Prisonnier en mai 1940 il réussit à s’évader. Il rejoignit Marseille, avec sa compagne russe Galy, peintre. Il survécut de 1940 à 1942 de petits travaux. Dans la cité phocéenne, s’entassaient des écrivains fuyant le nazisme . Tous attendaient un hypothétique visa pour les Amériques, obtenu grâce au Comité américain d’aide aux intellectuels dirigé par Varian Fry : André Breton, Benjamin Péret, Victor Serge faisaient partie du lot. Il travailla dans la coopérative le "Croque-Fruit" dirigée par des trotskistes - comme Sylvain Itkine et Marcel Bleibtreu - et fournissant un emploi à toutes catégories d’apatrides, Juifs, trotskistes et internationalistes. Avec son ami Marc Chirik, il dénonça l’exploitation dans la coopérative ouvrière. Il reçut son compte. Marc Laverne (pseudonyme de Chirik), qui se fit licencier avec lui, fut le héros principal de son second roman publié en 1947 : Planète sans visa. Stepanoff, l’autre héros du roman, avait pour clef le Russe Victor Serge. Smith était l’Américain Fry, se dévouant pour sortir de la nasse marseillaise tous les réfugiés promis aux camps de concentration vichystes et hitlériens.

Jean Malaquais fut hébergé à Banon (près de Manosque) par Jean Giono en attente d’un hypothétique visa pour les Amériques. Ce visa il l’obtiendra par chance grâce à Varian Fry. Gide, surtout, lui arrangea un passage sur un bateau en direction du Venezuela. En octobre 1942, Jean Malaquais passa en Espagne ; de Cadix, il réussit avec Galy à gagner par bateau le Venezuela. Il trouva par hasard de l’aide auprès d’une riche famille catholique, philanthrope, les Schlumberger, qui contribuaient anonymement à un Fonds d’aide aux réfugiés espagnols antifranquistes, et même subvenaient aux besoins de la veuve de Trostsy, sans ressources. De Caracas, il partit pour le Mexique.

En 1943, il vécut à Mexico, rencontrant et fréquentant Victor Serge, André Breton, Benjamin Péret, Marceau Pivert et Munis. Il dénonça farouchement la "guerre impérialiste dans les deux camps". Il rédigea ses Carnets de guerre qui partant de la Drôle de guerre dénonçaient toute forme de patriotisme et de chauvinisme. Il fréquenta le couple Alice et Otto Rühle avant leur suicide, et soutint l’écrivain allemand Gustav Regler, accusé par le parti communiste mexicain - comme Munis, Serge et Gorkin - de faire partie d’une "troisième colonne fasciste". Il donna des conférences à l’Institut Français d’Amérique Latine (IFAL), à Mexico, dont Marceau Pivert, son ami d’exil, était le secrétaire général. Il écrivit - tout comme Benjamin Péret - dans la revue surréaliste d’Octavio Paz : El hijo prodigo. Cependant, Jean Malaquais fit face à des attaques de Benjamin Péret et surtout de Victor Serge. Avec ce dernier, son amitié se brisa : attaqué publiquement, tout comme Marceau Pivert, par Victor Serge, il rompit avec lui.

Jean Malaquais chercha à gagner New York, où ses Carnets de guerre furent édités par la Maison française. Le vice-consul américain à Mexico, grand amateur d’art, fit en sorte qu’il puisse gagner les USA et New York, bien que ses demandes de visa aient été rejetées.

En 1946 il se vit octroyer un visa pour les USA. Il rencontra Boris Souvarine, mais sans apprécier son évolution politique. Il fit connaissance avec Albert Camus, séjournant à New York. Ce fut aussi le début d’une longue amitié et d’une collaboration avec l’écrivain américain Norman Mailer (auteur de Les Nus et les Morts, roman qu’il traduira lui-même en français), avec lequel il écrivit pour un temps des scenarii pour Goldwyn Mayer.

En 1947, de retour à Paris, il fréquenta le groupe communiste de gauche issu du bordiguisme Internationalisme, dirigé par Marc Chirik, groupe politique de discussion auquel participèrent un temps Maximilien Rubel, Louis Evrard et Serge Bricianer [1].

Il retourna aux USA fin 1947 et y enseigna la littérature européenne jusqu’en 1968, sans être rattaché à une université et en qualité de visiting professor. On lui donna, alors qu’il se considérait fièrement comme un métèque et un apatride, la nationalité américaine, en gardant son nom de plume. Aux USA, il se lia d’amitié avec le théoricien communiste des conseils Paul Mattick, mais aussi avec Raya Dunayevskaya du groupe News and Letters, le philosophe allemand Herbert Marcuse. Sans être militant et en restant de tendance communiste libertaire et internationaliste indépendant, il demeura en contact avec des penseurs communistes des conseils européens comme Maximilien Rubel en France, Anton Pannekoek et Henk Canne-Meyer aux Pays-Bas.

De 1954 à 1960, sous la direction du philosophe existentialiste Jean Wahl, et pour combattre l’utilisation qui en était faite par Sartre, il entreprit une thèse sur Kierkegaard, allant jusqu’à apprendre le danois et à séjourner à Copenhague. Cette thèse fut partiellement publiée.

Lorsqu’il séjourna à Paris dans les années 60, il participa aux réunions du groupe de Maximilien Rubel, centré sur les Cahiers pour le socialisme des conseils. Maximilien Rubel le chargea de traduire des ouvrages de Marx pour la collection La Pléiade.

Au retour de deux années d’enseignement à l’université Monash de Melbourne (Australie), en 1967-68, il se trouva plongé dans les événements de mai 68 à Paris, qui l’enthousiasmèrent. Il se retrouva naturellement en discussion avec des groupes communistes de conseils ou antiautoritaires. Il retourna s’installer aux USA en 1969, non sans faire des séjours réguliers en France, qui furent autant d’occasions de fréquenter tous les groupes antiautoritaires.

La grève de masse des ouvriers polonais en août 1980 l’incita à se rendre en Pologne, à Gdansk et Varsovie, et à discuter avec les ouvriers du nouveau syndicat Solidarnosc ("Solidarité").

A partir du milieu des années 80, Jean Malaquais s’installa à Genève avec sa seconde femme, Elisabeth. Il garda des contacts avec Paris, et s’y déplaça souvent pour porter la contradiction aux certitudes de petits groupes "ultragauches", dont il adoptait sinon les positions, du moins un rejet viscéral du mythe de la Russie socialiste, et de toute forme d’Etat. Sans appartenir à un groupe, Jean Malaquais demeura un point de liaisons dans ce qui est qualifié de courant "ultragauche".

Les années 1996-1998 après un désintérêt de l’édition française pendant presque 50 ans pour son œuvre, furent l’occasion d’une republication de certains de ses livres, témoignage dans le siècle de la résistance d’un métèque allergique à toute forme de patriotisme.

Jean Malaquais est mort à Genève le 22 décembre 1998, peu après avoir entièrement revu et corrigé son ouvrage majeur : Planète sans visa, réédité en avril 1999. Ses cendres furent dispersées en Provence, sur les lieux de la mine où il avait travaillé comme paria, comme "Javanais".

ŒUVRE :

Les Javanais, Editions Denoël, Paris, 1939. (Réédition corrigée, Editions Phébus, Paris, 1995 ; Phébus Libretto, 1998.)

Journal de guerre, Editions de la Maison Française, New York, 1943. (Réédition, avec un inédit : Journal de guerre, suivi de Journal du métèque 1939-1942, Phébus, Paris, 1997.)

Deux nouvelles de Jean Malaquais, in Les Œuvres nouvelles 2, Editions de la Maison Française, New York, 1943.

Le Gaffeur, Buchet-Chastel, Paris, 1953.

Søren Kierkegaard : Foi et Paradoxe, 10/18, UGE, Paris, 1971.

Planète sans visa, Le Pré aux Clercs, Paris, 1947. Réédition avril 1999, Phébus, Paris, avec une introduction de Norman Mailer.

Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel, "Les Egaux", supplément à Masses, février 1947, n° 7. Réédition, éditions Syllepse, collection "Les Archipels du surréalisme", décembre 1998.

Correspondance (1935-1950) d’André Gide et Jean Malaquais. Edition annotée et préfacée par Geneviève Nakach et Pierre Masson, Phébus, Paris, 2000.

Léon Trotsky

UN NOUVEAU GRAND ÉCRIVAIN : JEAN MALAQUAIS

7 août 1939

Il est bon que sur terre il y ait non seulement la politique, mais aussi l’art. Il est bon que l’art soit inépuisable dans ses virtualités, comme la vie elle-même. Dans un certain sens, l’art est plus riche que la vie, car il peut agrandir ou réduire, peindre de couleurs vives, ou au contraire, se limiter au fusain, il peut présenter un seul et même objet de différents côtés et l’éclairer de manière variable. Napoléon était unique. Ses représentations en art sont multiples.

La forteresse Pierre-et-Paul et les autres prisons tsaristes m’ont rendu le roman français tellement proche, que par la suite, durant plus de trois décennies, j’ai suivi, plus ou moins bien, les nouveautés remarquables de la littérature française. Même pendant les années de guerre civile, dans le wagon de mon train militaire, je lisais un roman français récent. Après mon exil à Constantinople, je rassemblai une petite bibliothèque d’ouvrages français contemporains, qui brûla avec tous mes livres en mars 1931. Cependant ces toutes dernières années, s’il n’a pas disparu complètement, mon intérêt pour le roman a faibli. Trop d’événements importants ont passé au-dessus de notre terre, en partie aussi au-dessus de ma tête. La fiction romanesque s’est mise à me paraître fade, presque triviale. J’ai lu avec intérêt les premiers tomes de l’épopée de Jules Romains [1] . Les derniers, consacrés principalement à la guerre, m’ont paru un pâle reportage. La guerre, visiblement, ne trouve pas en général de place dans l’art. Le plus souvent, la peinture des batailles est simplement niaise. Mais ce n’est pas le seul aspect du problème. De même qu’une cuisine trop épicée blase le palais, un amoncellement de catastrophes historiques émousse l’intérêt pour la littérature. Cependant, j’ai eu à nouveau l’occasion ces jours-ci de répéter : il est bon que l’art existe sur terre.

Un auteur que je ne connaissais pas, Jean Malaquais, m’a envoyé son livre, qui porte un titre énigmatique : les Javanais. Le roman est dédié à André Gide, ce qui me mit un peu sur mes gardes. Gide est trop loin de nous, ainsi que l’époque à laquelle s’accordaient ses recherches lentes et confortables. Même ses œuvres récentes se lisent – bien qu’avec intérêt – plutôt comme des documents humains sur un passé définitivement révolu. Cependant, dès les premières pages il m’apparut que Malaquais ne subissait en rien l’influence de Gide. L’auteur est dans tous les domaines indépendant ; c’est ce qui fait sa force, force particulièrement précieuse à notre époque, où la dépendance littéraire sous tous ses aspects est devenue la règle. Le nom de Malaquais ne me rappelait rien, sinon une rue de Paris. Les Javanais sont le premier roman de l’auteur ; d’autres titres l’accompagnent, mais il s’agit de livres encore " en préparation ". Cependant, à lire ce premier ouvrage une pensée s’impose aussitôt : il faut retenir le nom de Malaquais.

L’auteur est jeune et aime passionnément la vie. Mais il sait déjà établir entre lui-même et la vie la distance artistique nécessaire pour ne pas se noyer dans son propre subjectivisme.

Aimer la vie de l’amour superficiel du dilettante – il est des dilettantes de la vie, comme il est des dilettantes de l’art – n’est pas un grand mérite. Aimer la vie les yeux ouverts, sans faire taire sa critique, sans illusion, sans l’enjoliver, l’aimer telle qu’elle est, pour ce qu’il y a en elle, et plus encore pour ce qu’elle peut devenir, c’est d’une certaine manière un exploit. Donner une expression artistique à cet amour de la vie, quand on peint la couche sociale la plus basse – c’est un grand mérite artistique.

Dans le sud de la France, deux cents hommes extraient du plomb et de l’argent d’une mine vétuste ; son propriétaire, un Anglais, ne veut rien dépenser pour en renouveler l’équipement. Dans la région, il y a un certain nombre d’étrangers chassés de leurs pays, sans visa, sans papiers, mal vus par la police. Ils ne sont nullement exigeants en ce qui concerne le gîte et les conditions de sécurité, et ils sont prêts à travailler pour n’importe quel salaire. La mine avec sa population de parias forme un petit monde fermé, comme l’île à laquelle s’est attaché le nom de Java, très certainement choisie parce que, par le mot " javanais ", les Français désignent ce qui est incompréhensible et exotique.

Presque toutes les nationalités de l’Europe, et pas seulement de l’Europe, sont représentées à " Java ". Des Russes blancs, des Polonais, des Italiens, des Espagnols, des Grecs, des Tchèques, des Slovaques, des Allemands, des Autrichiens, des Arabes, un Arménien, un Japonais, un Noir, un Juif ukrainien, un Finlandais... Parmi tous ces métèques il n’y a qu’un Français, pitoyable malchanceux qui brandit le drapeau de la Troisième République. Dans la baraque appuyée au mur d’une usine qui a brûlé il y a longtemps, vivent trois dizaines de célibataires, qui jurent dans une langue pour presque tous différente. Chez les autres, les femmes, qui viennent de tous les coins de la terre, accroissent encore l’imbroglio linguistique.

Des dizaines de Javanais passent devant nous ; sur chacun demeure un reflet de sa patrie perdue, chacun possède une personnalité convaincante et tient debout sans l’aide de l’auteur, du moins sans son aide visible. L’Autrichien Karl Muller, qui a la nostalgie de Vienne et qui récite des conjugaisons anglaises ; Hans, fils du vice-amiral allemand Ulrich von Taupfen, ancien officier de marine qui a participé au soulèvement des marins à Kiel ; l’Arménien Alboudizian, qui, pour la première fois à " Java ", a mangé à satiété et s’est même soûlé ; l’agronome russe Belsky dont la femme n’a pas toute sa raison et dont la fille est folle ; le vieux mineur Ponzoni, qui a perdu ses fils dans la mine en Italie et qui bavarde tout aussi volontiers avec le mur, avec son voisin de travail qu’avec une pierre sur la route ; le " Docteur Magnus " qui a abandonné ses études universitaires en Ukraine à la veille de les terminer, pour ne pas vivre comme les autres ; le Noir américain Hilary Hodge, qui, tous les dimanches, nettoie ses bottines vernies, souvenir du passé, sans les mettre jamais ; l’ancien marchand russe Boutov, qui se fait passer pour un ancien général, afin d’attirer les clients dans son futur restaurant. D’ailleurs Boutov meurt avant le début du roman : reste sa veuve qui dit la bonne aventure.

Rescapés de familles brisées, chercheurs d’aventures, participants occasionnels à des révolutions ou à des contre-révolutions, débris de mouvements nationaux et de catastrophes nationales, exilés de toutes sortes, rêveurs et voleurs, lâches et demi-héros, déracinés, enfants prodigues de notre époque, telle est la population de " Java ", " île flottante, attachée à la queue du diable ". " Pas un seul pouce carré sur toute la surface du globe, dit Hans von Taupfen, où poser ton petit pied mignon ; excepté quoi tu es libre, pourvu que ce soit en deçà de la frontière, en deçà de toutes les frontières. " Le sous-officier de gendarmerie, Carboni, amateur de bons cigares et de vins fins, ferme les yeux sur les habitants de l’île. Temporairement, ils se trouvent effectivement " en deçà de toutes les frontières ". Mais cela ne les empêche pas de vivre à leur manière. Les hommes dorment sur des sacs de paille, souvent sans se déshabiller, fument beaucoup et boivent extrêmement, se nourrissent de pain et de fromage, afin d’économiser davantage pour le vin, se lavent rarement, et répandent une odeur âcre de sueur, de tabac et d’alcool.

Il n’y a pas de personnage central dans le roman, ni d’intrigue unique. Dans un certain sens, le principal héros est l’auteur lui-même, mais il n’apparaît pas. Le récit couvre une période de quelques mois et, comme la vie elle-même, est composé d’épisodes. Malgré l’exotisme du sujet, le livre est loin de tout folklore, comme de l’ethnographie ou de la sociologie. C’est dans le vrai sens du terme un roman, un morceau de vie devenu art. On peut penser que l’auteur a choisi à dessein une " île " isolée pour représenter plus précisément les caractères et les passions humaines, qui ne jouent pas un rôle moins important ici que dans n’importe quelle autre couche de la société. Les gens aiment, haïssent, pleurent, se souviennent, grincent des dents. Ici la naissance d’un enfant dans la famille du Polonais Warski, son baptême solennel, ailleurs, la mort, le désespoir des femmes, l’enterrement ; il y a enfin l’amour de la prostituée pour le docteur Magnus, qui jusqu’à présent n’avait pas connu de femmes. Cet épisode délicat frôle le mélodrame ; mais l’auteur se tire avec honneur de l’épreuve qu’il s’est lui-même infligée.

Au travers du récit, court l’histoire de deux Arabes, cousins germains, Elahacine ben Kalifa ou Daoud Halima. Transgressant une fois par semaine la loi de Mahomet, ils boivent du vin le dimanche, mais modestement, trois litres, pour ne pas compromettre l’accumulation des cinq mille francs qui leur permettront de retourner chez eux, dans le département de Constantine. Ce ne sont pas de véritables Javanais, ils sont là temporairement. Mais voilà qu’Elahacine est tué dans la mine au cours d’un éboulement. L’histoire des tentatives de Daoud pour toucher son argent à la caisse d’épargne reste gravée pour toujours dans la mémoire. L’Arabe attend des heures, demande, espère, attend à nouveau patiemment. Finalement, on lui confisque son livret, parce qu’il est au nom d’Elahacine, le seul des deux qui savait signer son nom. Cette tragédie en miniature est relatée de façon parfaite !

Madame Michel, la tenancière du bar, s’enrichit peu à peu sur le dos de ces gens, mais elle ne les aime pas et les méprise. Non seulement parce qu’elle ne comprend pas leurs conversations bruyantes, mais aussi parce qu’ils sont trop généreux en pourboires, parce qu’ils disparaissent trop souvent on ne sait où : des gens creux qui ne méritent pas la confiance. Avec le débit de boissons, la maison de tolérance, qui en est proche, occupe, évidemment, une grande place dans la vie de Java. Malaquais les dépeint en détail, sans pitié et en même temps de manière remarquablement humaine.

Les Javanais voient le monde d’en bas : précipités dans les bas-fonds de la société, ils sont obligés de se coucher sur le dos au fond de la mine, pour abattre ou creuser la pierre au-dessus d’eux. C’est une perspective particulière. Malaquais en connaît bien les lois et il sait les utiliser. Le travail à la mine est évoqué avec économie, sans détails oiseux, mais avec une force remarquable. Un artiste, simple observateur, n’écrit pas ainsi, même s’il est descendu dix fois dans le puits pour y chercher les détails techniques dont Jules Romains, par exemple, aime tant faire parade. Seul un ancien mineur, qui s’est révélé un grand artiste peut écrire ainsi.

Bien qu’il possède une dimension sociale, le roman n’a en aucun cas un caractère tendancieux. Il ne veut rien prouver, ne fait de la propagande pour rien, contrairement à tant d’œuvres de notre époque, qui, en trop grand nombre, se soumettent aux ordres, même dans le domaine de l’art. Le roman de Malaquais est " seulement " une œuvre artistique. Et en même temps, nous sentons à chaque pas les convulsions de notre époque, la plus grandiose et la plus monstrueuse, la plus cruciale et la plus despotique, qu’ait connue jusqu’ici l’histoire humaine. L’union d’un lyrisme personnel réfractaire et d’une poésie épique violente, celle-là même de son temps, fait, peut-être le charme principal de cette œuvre.

Le régime illégal a duré des années. Dans les moments difficiles, le directeur anglais, toujours ivre, à qui manquent un œil et une main, a régalé de vin et de cigares le brigadier de gendarmerie. Les Javanais ont continué à travailler sans papiers, dans des galeries de mines dangereuses, se sont enivrés chez Mme Michel, se sont cachés à tout hasard derrière des arbres, quand ils rencontraient les gendarmes. Mais tout a une fin.

Le mécanicien Karl, fils d’un boulanger viennois, a abandonné sans autorisation son travail dans le hangar ; il se promène au soleil sur le sable de la rive, écoute le bruit des vagues, interpelle les arbres qu’il rencontre. Dans le bourg voisin de l’usine travaillent des Français. Ils ont leurs petites maisons, avec l’eau et l’électricité, leurs poules, leurs lapins, leurs salades. Karl, comme la majorité des Javanais, regarde ce monde sédentaire sans envie, avec une nuance de mépris plutôt. Ils " ont perdu le sentiment de l’espace, mais ont acquis le sentiment de la propriété ". Karl fend l’air d’une branche qu’il a cueillie, il a envie de chanter, mais, comme il n’a pas de voix, il siffle.

Pendant ce temps se produit un éboulement dans la mine, deux hommes sont tués : le Russe Malinov, qui a soi-disant reconquis Nijni-Novgorod sur les bolcheviks, et l’Arabe Elahacine ben Kalifa. Le gentleman Yakovlev, ancien premier élève du Conservatoire de Moscou, pille la vieille femme russe Sofia Fedorovna, veuve d’un général imaginaire, sorcière qui a amassé quelques milliers de francs. Karl regarde par hasard par la fenêtre ouverte et Yakovlev lui assène un coup de bûche sur la tête. C’est ainsi que la catastrophe s’abat sur " Java ", une série de catastrophes. Le désespoir sans limite de la vieille est hideux : elle tourne le dos au monde, répond par des injures aux questions du gendarme, reste sur le plancher sans manger, sans dormir, un jour, deux, trois, se balançant d’un côté à l’autre au milieu de ses propres immondices, dans le bourdonnement des mouches.

Le vol suscite une note dans le journal. Où sont les autorités consulaires ? Pourquoi ne veillent-elles pas ? Le gendarme Carboni reçoit une circulaire sur la nécessité de contrôler sévèrement les étrangers. Les liqueurs et les cigares de John Kerrigan n’ont cette fois-ci aucun effet. " Nous sommes en France, monsieur le Directeur, et nous devons nous conformer aux lois françaises. " Le directeur est obligé de télégraphier à Londres. La réponse est : fermer la mine.

L’existence de Java s’arrête. Les Javanais se dispersent, pour se cacher dans d’autres fissures.

Le ton guindé est étranger à Malaquais ; il n’évite ni les mots forts, ni les scènes âpres. La littérature actuelle, particulièrement la littérature française, se permet en général sur ce point incomparablement plus que ne se permettait le vieux naturalisme de l’époque de Zola, qui fut condamné par les rigoristes. II serait comiquement pédant de philosopher sur le thème : est-ce un bien, est-ce un mal ? La vie est devenue plus nue, plus impitoyable, particulièrement depuis la guerre mondiale, qui a détruit non seulement de nombreuses cathédrales, mais aussi de nombreuses conventions ; il ne reste à la littérature qu’à se régler sur la vie. Mais quelle différence entre Malaquais et un autre écrivain français, qui se rendit célèbre il y a quelques années par un livre d’une crudité exceptionnelle ! Je parle de Céline ***Voyage au Bout de la Nuit***. Personne avant lui n’avait parlé des besoins et des fonctions du misérable corps humain avec une telle insistance physiologique. Mais la main de Céline est guidée par une rancune aigrie, qui vise à rabaisser l’homme. L’artiste, médecin de profession, veut, semble-t-il, nous suggérer que la créature humaine, obligée qu’elle est d’accomplir des fonctions aussi viles, ne se distingue en rien du chien ou de l’âne, si ce n’est par une ruse et un esprit de vengeance plus grands. Cette attitude haineuse envers la vie a rogné les ailes de l’art de Céline : il n’est pas allé plus loin que le premier livre. Presque en même temps que Céline un autre sceptique est devenu rapidement célèbre, Malraux, qui cherchait des justifications à son pessimisme non en bas, dans la physiologie, mais en haut, dans les manifestations de l’héroïsme humain. Malraux a donné un ou deux livres importants. Mais il lui manque un pivot intérieur, il s’efforce d’une manière organique de s’appuyer sur une force extérieure, sur une autorité établie.

L’absence d’indépendance créatrice répand dans ses dernières œuvres le poison de l’insincérité et les rend vaines.

Malaquais n’a pas peur de ce qui est vil et vulgaire dans notre nature, car, malgré cela, l’homme est capable de création, d’élan, d’héroïsme, – il n’y a là rien de stérile. Comme tous les véritables optimistes, Malaquais aime l’homme pour les possibilités qui existent en lui. Gorky a dit autrefois : " L’homme, cela sonne fier ! " Malaquais ne tiendrait peut-être pas des propos aussi didactiques. Mais c’est précisément une attitude semblable envers l’homme qui passe dans son roman. Le talent de Malaquais a deux alliés sûrs : l’optimisme et l’indépendance.

Nous venons juste de nommer Maxime Gorky, autre chantre des va-nu-pieds. Le parallèle s’impose de lui-même. Je me souviens très bien du choc que le premier grand récit de Gorky, Tchelkach (1895), produisit sur le public. Un jeune vagabond issu des bas-fonds de la société faisait en maître son apparition sur l’arène de la littérature. Dans son œuvre postérieure, Gorky ne dépassa pas en fait le niveau de son premier récit. Malaquais ne frappe pas moins par l’assurance de sa première manifestation. Il est impossible de dire de lui : il est plein d’espérances. C’est un artiste consommé. Dans les écoles de l’Antiquité, on faisait passer les néophytes par des épreuves cruelles, coups, intimidations, moqueries, pour les endurcir en un laps de temps très bref. C’est cet endurcissement que la vie a donné à Malaquais, comme avant lui à Gorky. Elle les a ballottés de côté et d’autre, les a jetés à terre, les a frappés de dos et de face, et, après un tel traitement, les a lancés dans l’arène des écrivains comme des maîtres achevés.

Mais en même temps quelle énorme différence entre leurs époques, entre leurs héros, entre leurs moyens littéraires ! Les va-nu-pieds de Gorky, ils sont non pas les sédiments de la vieille culture des cités, mais les paysans d’hier, que n’a pas encore absorbés la ville industrielle nouvelle. Vagabonds du printemps du capitalisme, ils portent l’empreinte de la vie patriarcale et d’une sorte de naïveté. La Russie encore jeune politiquement était grosse en ces jours de sa première révolution. La littérature vivait des attentes inquiètes et des enthousiasmes exagérés. Les va-nu-pieds de Gorky sont colorés d’un romantisme prérévolutionnaire. Ce n’est pas pour rien qu’un demi-siècle a passé. La Russie et l’Europe ont connu une série de secousses politiques et la plus terrible des guerres. De grands événements ont apporté avec eux une vaste expérience, en général l’expérience amère des défaites et des désenchantements. Les va-nu-pieds de Malaquais sont le produit d’une civilisation mûre. Ils regardent le monde avec des yeux moins étonnés, plus expérimentés. Ils n’appartiennent pas à une nation, ils sont cosmopolites. Les va-nu-pieds de Gorky ont erré de la Baltique à la mer Noire ou jusqu’à Sakhaline. Les Javanais ne connaissent pas les frontières des Etats ; ils se trouvent pareillement chez eux et pareillement étrangers dans les mines d’Alger, dans les forêts du Canada ou dans les plantations de café du Brésil. Le lyrisme de Gorky est chantant, presque sentimental, souvent déclamatoire. Non moins intense en son fond, le lyrisme de Malaquais est beaucoup plus retenu dans la forme : l’ironie le discipline.

La littérature française, conservatrice et exclusive comme toute la culture française, assimile lentement les mots nouveaux, alors qu’elle en crée elle-même pour le monde entier ; elle demeure assez fermée aux influences étrangères. Certes, depuis la guerre, un courant de cosmopolitisme est entré dans la vie française. Les Français se sont mis à voyager davantage, à mieux apprendre la géographie et les langues étrangères. Maurois [2] a introduit dans la littérature une figure stylisée de l’Anglais, Paul Morand les night-clubs de toutes les parties du monde. Cependant, ce cosmopolitisme garde la marque indélébile du tourisme. Avec Malaquais, il en va tout autrement. Ce n’est pas un touriste. Il s’est déplacé d’un pays à l’autre habituellement par un moyen qui n’est approuvé ni par les compagnies de chemins de fer ni par la police. Il a dormi sous toutes les latitudes, il a travaillé là où il a pu, il a été soumis à des poursuites, il a connu la faim et a reçu, de notre planète, une masse d’impressions en même temps qu’il s’est imprégné de l’atmosphère des mines, des plantations et des débits de boissons bon marché, où les parias internationaux dépensent sans compter leur maigre salaire.

Malaquais est un authentique écrivain français ; il possède la technique française du roman, la plus haute du monde, sans parler de la perfection de la langue. Mais ce n’est pas un Français. Je l’ai soupçonné en lisant le roman. Non parce que le ton du récit révélait l’étranger, l’observateur extérieur ; il n’en est rien : dans les pages du livre où des Français apparaissent, ce sont d’authentiques Français. Mais, dans la manière qu’a l’auteur d’aborder non seulement la France, mais la vie en général, on sent le " Javanais ", qui a su s’élever au-dessus de Java. Ce pouvoir n’est pas donné aux Français. Malgré tous les soubresauts du dernier quart de siècle, ils sont trop attachés à leur mode d’existence, trop constants dans leurs habitudes, leurs traditions, pour voir le monde avec les yeux d’un vagabond. L’auteur m’a répondu, quand je le lui ai demandé par lettre 11, qu’il était d’origine polonaise. J’aurai dû le deviner. Le chapitre préliminaire du roman est centré sur la personne d’un jeune Polonais, presque un enfant, aux cheveux de lin, aux yeux bleus avides d’impressions ; son ventre est contracté par la faim et il a la mauvaise habitude de se moucher avec les doigts. C’est Maniek Bryla. Il a quitté Varsovie sous le plancher du wagon-restaurant, en rêvant de Tombouctou. S’il n’est pas Malaquais, il est son frère par le sang et l’esprit. Maniek a passé plus de dix ans en pérégrinations, il a beaucoup appris, il est devenu un homme ; mais il n’a pas perdu sa fraîcheur d’âme, au contraire, la soif de vivre, inextinguible, s’est en lui accrue, ce dont témoigne péremptoirement son premier livre. Attendons le deuxième. Le passeport de Malaquais, semble-t-il, n’est pas, encore aujourd’hui, parfaitement en règle. Mais la littérature lui a déjà conféré tous les droits de la citoyenneté.

Notes

[1] Les Hommes de Bonne Volonté de Jules Romains (1885-1972)

[2] Emile Herzog, dit André Maurois (1885-1967), auteur des "Silences du colonel Bramble", avait été officier de liaison pendant la guerre auprès de l’armée britannique

Planète sans visa

Si la nouvelle année doit commencer par une lecture, c’est bien celle-là, qui redonne à voir ce que furent les femmes et hommes d’une autre génération, on serait tenté de dire « d’une autre trempe ». Se côtoient en effet ici, sous des noms d’emprunt mais de façon presque transparente, des Victor Serge, des Marc Chirik, figures d’un combat politique révolutionnaire qui peut, qui doit plus que jamais, encore animer le nôtre.

Planète sans Visa, c’est cela et c’est bien plus, c’est une humanité contrastée, bigarrée, emportée, réelle en quelque sorte, bien loin de la soupe consensuelle qu’il faudrait former autour d’une improbable "identité" surtout "nationale" (voilà bien quelque chose qui aurait hérissé le poil des internationalistes du roman) que tous les États essaient peu ou prou d’imposer. « Les prolétaires n’ont pas de patrie » et restent toujours des migrants, c’est ce qu’illustrent chacun dans la langue magnifique de Malaquais, ces deux romans, Les Javanais et Planète sans visa.

E.S.

Présentation de l’éditeur :

Marseille, 1942 : quelques mois avant l’invasion de la zone libre par les Allemands, la ville perçoit déjà la menace insidieuse du régime collaborationniste de Vichy. Le grand port méditerranéen, où se côtoient proscrits, réfugiés, délateurs, lâches, « braves gens », est devenue cette nasse où sont allés se prendre tous les indésirables pourchassés par Vichy. Des quatre coins de l’Europe, ils fuient la tyrannie, l’oppression et la guerre, et espèrent décrocher le précieux sésame qui leur permettra d’embarquer vers une terre de liberté et de paix : un visa vers l’improbable Amérique. Entre descriptions réalistes et évocations lyriques, Jean Malaquais brosse un terrible portrait de la foule cosmopolite et fourmillante des proscrits du Vieux-Port, et sans concession nous rappelle au souvenir de cette sombre époque.

L’auteur :

Jean Malaquais, de son vrai nom Wladimir Malacki, est né à Varsovie en 1908. Polonais, juif, il n’apprit qu’à l’adolescence notre langue, alors qu’il était un jeune immigré. Cet autodidacte, acharné au travail, écrivit Planète sans visa de 1942 à 1947, au fil de sa fuite de Paris au Mexique, en passant par Marseille et l’Espagne, et le remania jusqu’à l’aube de sa mort en 1998, à l’âge de 90 ans. Il reçut le prix Renaudot en 1939 avec Les Javanais, récit joyeux de la vie d’une colonie de métèques trimant dans une mine de Provence.

Extrait :

Le premier mouvement de Stépanoff fut de recul, de protestation - ceci est illégal, je demande à voir le mandat d’arrêt, je... Or il n’en fit d’abord rien. Il connaissait le mécanisme, on ne raisonne pas avec la flicaille, celle d’ici ou de n’importe où, on obéit ou alors c’est le coup de savate dans le bide. Protester qu’il avait ses visas en règle eût été aussi vain que d’en appeler à la foule dont regorgeait ce cargo bancal en partance pour Cuba et autres paradis terrestres. Les deux hommes ayant fourré chacun une patte sous ses aisselles, il savait d’expérience qu’on ne discute pas avec des robots téléguidés, que c’est marche ou crève. Alors qu’Yvonne s’occupait à caser leurs affaires sous les grabats qu’on leur avait assignés dans l’entrepont, que Youra croquait des matafs au travail, Ivan s’était taillé un passage vers la rambarde, parmi le coude à coude des partants, avides eût-on dit d’emporter une dernière image de la France hospitalière. En bas, sous le flanc rouillé du navire qu’un trou d’eau verdâtre séparait du quai relié à tribord par une passerelle, on apercevait deux couples de gendarmes, une tapée de policiers en civil, des douaniers désœuvrés, quelques rares personnes munies de coupe-file, dont Aldous J. Smith et sa petite secrétaire frêle et bossue. Frêle et bossu et tordu était ce cargo, destiné à la ferraille avant la guerre, déclaré bon pour le service après la défaite, maintenu à flot à force de radoubs et de ficelage acrobatiques. Et vrai, pour les chanceux munis de visas, de visas encore de visas, toute galoche, toute patache était bénie des dieux, pourvu qu’elle prît la mer avec eux à bord.

[...]

Un des policiers ramassait le sac à main qu’Yvonne avait laissé choir, l’autre rassemblait les babioles qui s’en étaient répandues. Dans la poitrine de Stépanoff, à l’endroit où Yvonne pressait son visage en larmes, un simulacre d’espoir voletait sur place : dans une heure, deux heures, il regagnerait le bord, y retrouverait son amie, son fils, et bientôt, par-delà l’arc mouvant de l’horizon, l’éventualité d’un sursis. Après tout, ayant survécu jusque-là, survécu à vingt morts diversement infaillibles, pourquoi ne connaîtrait-ils pas quelques années de rab, trois ou quatre, plutôt quatre, le temps de mettre au point son Histoire de l’opposition russe, de rédiger ses souvenirs et, la chance aidant, de n’être pas tout à fait refroidi le jour du renouveau lorsque, jaillissant de la tuerie impérialiste, le fier combat pour une société humaine connaîtrait son jour de gloire. Bien, et même si plus proche s’avérait sa chute dans la nuit, ou plus funeste le chemin qui y menait... Les larmes d’Yvonne brûlaient son cœur comme des gouttes de métal incandescent.

pp. 259-262.

Éditions Phébus, Collection Libretto, parution le 15 octobre 2009

Smolny

Messages

  • Extraits d’une lettre de Jean Malaquais :

    Quel que soit le courage des uns, l’escapisme conscient ou non des autres, j’ai l’impression qu’il n’y a plus rien à espérer d’aucun de ces « hommes de gauche ». Plus que l’homme de la rue, plus que ceux qui n’ont pas de passé politique, ils me paraissent définitivement liquéfiés intellectuellement. Malgré eux, ils ont abdiqué toute pensée révolutionnaire authentique, tout effort d’analyse cohérente des phénomènes historiques. Je doute même qu’ils en aient été jamais capables. Il me semble qu’ils étaient aussi mécaniquement « marxistes » hier, qu’ils se proclament « démocrates » aujourd’hui. Leur incapacité d’entreprendre un essai d’investigation dialectique correspond d’ailleurs à l’incapacité de la bourgeoisie d’approfondir la nature de sa propre crise sociale. Mais, en ce qui concerne nos « hommes de gauche », la prime au marasme intellectuel n’explique pas tout : s’il est vrai que la bourgeoisie rend désormais impossible l’exercice d’une pensée constructive du fait que la pensée tout court, en ce qu’elle implique de destructif, en ce qu’elle questionne les valeurs et les tabous sociaux, représente un danger à proprement parler nihiliste ; si cela est vrai, il me semble néanmoins que nos amants de la liberté et de la démocratie occidentales n’ont rendu si facilement leurs armes « révolutionnaires » que parce qu’ils ne les eurent jamais bien en mains.

  • En 1926, le bac en poche, il décida de quitter Varsovie pour la France. Il y travailla comme ouvrier ; notamment dans les mines de Provence (La Londe-les-Maures). De cette expérience au milieu des étrangers parias et damnés de la terre, il tira la matière de son livre : Les Javanais, prix Renaudot 1939.

    Il s’intéressa vite aux idées révolutionnaires. Le stalinisme le dégoûtait tout autant que l’ambiance nationaliste et xénophobe régnant en France. Il gravita autour de la Ligue communiste trotskiste dirigée par Alfred Rosmer, Pierre Frank, Pierre Naville (voir ces noms), mais ne s’y engagea pas à la différence de son ami Marc Chirik. (Voir ce nom.). Vers 1933, Vladimir Malacki, qui se faisait appeler Jean Malaquais (comme un quai de Paris), prit contact avec les groupes révolutionnaires à gauche du trotskisme : l’Union communiste de Henri Chazé (Gaston Davoust [voir ce nom]), les bordiguistes italiens - regroupés autour des publications Prometeo et Bilan - immigrés en France et Belgique (Ottorino Perrone, Otello Ricerri, Bruno Zecchini) [voir ces noms]).

    Dans la dèche à Paris, il fit tous les métiers, y compris celui de débardeur aux Halles, sans avoir de domicile fixe. A la Bibliothèque Sainte-Geneviève, où il se réfugiait, il lit Céline et Gide. Un soir de 1935, il tomba soudainement sur ces lignes de Gide : "Je sens une infériorité de n’avoir jamais gagné mon pain". Jean Malacki, scandalisé, lui écrivit pour lui parler des conditions de ceux qui n’avaient pas de toit et vivaient dans la misère au jour le jour. Gide lui répondit à la poste restante de la rue Cujas, Malaquais n’ayant pas d’adresse, et lui envoya 100 francs, qui lui furent retournés. Il rencontra enfin André Gide à son domicile : " — C’est toi Malacki ? ". " — C’est toi Gide ? " Personne n’avait osé tutoyer le grand écrivain. Flairant vite un écrivain doué, passionné et riche d’une expérience de paria, Gide lui donna de l’argent qui lui servit à louer une maison en province, tout le temps nécessaire à l’écriture de son roman Les Javanais. Ce livre social sur l’immigration dans la France xénophobe des ligues d’extrême droite et du préfet Chiappe fut d’abord refusé par Gallimard, puis publié chez Denoël en 1939. Couronné par le prix Renaudot en 1939, le roman fut traduit dans plusieurs langues.

    En août 1936, il partit en Espagne lorsqu’éclatèrent la révolution et la guerre civile ; il prit contact avec les milices du POUM et la colonne Lénine, dirigée par des dissidents bordiguistes italiens comme Enrico Russo (Candiani [voir ce nom]). Il rencontra Kurt Landau, trotskyste autrichien, qui sera bientôt assassiné par le GPU, Andres Nin, théoricien du POUM et autre victime du GPU ; et Gorkin, chef du POUM, qu’il retrouva et côtoya à Mexico pendant la guerre. Il eut le malheur de se retrouver un jour face à Ilya Ehrenburg, écrivain stalinien promu chef de brigade internationale. Il fut à deux doigts d’être exécuté comme ‘agent fasciste’ et provocateur. Il réussit à retourner en France, en septembre-octobre 1936. Il noua des liens avec Ante Ciliga et surtout Victor Serge, tous deux échappés du Goulag stalinien.

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