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Le soviet, organisation autonome du prolétariat révolutionnaire

samedi 28 novembre 2009, par Robert Paris

Les membres du soviat de Petrograd, parmi lesquels Trotsky, à leur procès

L’histoire du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, c’est l’histoire de cinquante journées.

Le 13 octobre, l’assemblée constitutive du soviet tenait sa première séance. Le 3 décembre, la séance du soviet était interrompue par les soldats du gouvernement.

Il n’y avait à la première séance que quelques dizaines d’hommes ; dans la seconde moitié de novembre, le nombre des députés s’élevait à cinq cent soixante‑deux, dont six femmes. Ils représentaient cent quarante‑sept entreprises et usines, trente-quatre ateliers et seize syndicats. La majorité des députés – trois cent cinquante et un – représentaient l’industrie métallurgique. Ils jouaient un rôle décisif dans le soviet. L’industrie textile donna cinquante‑sept députés, celle du papier et de l’imprimerie trente‑deux ; les employés de commerce étaient représentés par douze députés, les comptables et les pharmaciens par sept. Le comité exécutif du soviet lui servait de ministère. Lorsque ce comité fut constitué, le 17 octobre, il se composa de trente et un membres : vingt‑deux députés et neufs représentants des partis (six pour les deux fractions de la social‑démocratie, trois pour les socialistes‑révolutionnaires).

Quel était le caractère essentiel de cette institution qui, très vite, conquit une place si importante dans la révolution et marqua d’un trait distinctif l’apogée de sa puissance ?

Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d’autres organisations révolutionnaires remplirent la même tâche avant lui, à côté de lui et après lui : elles n’eurent pourtant pas l’influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les événements que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de “gouvernement prolétarien”, c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. Le soviet personnalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait ; il luttait directement pour la conquête du pouvoir, dans la mesure où celui‑ci restait encore entre les mains d’une monarchie militaire et policière.

Avant l’existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l’industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social‑démocrate. Mais ce sont des formations à l’intérieur du prolétariat ; leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l’influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l’organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire.

En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l’élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l’expression organisée de la volonté de classe du prolétariat. Dans sa lutte pour le pouvoir, il appliquait les méthodes qui procèdent naturellement du caractère du prolétariat considéré en tant que classe – ces méthodes sont liées au rôle du prolétariat dans la production, à l’importance de ses effectifs, à son homogénéité sociale. Bien plus, en combattant pour le pouvoir à la tête de toutes les forces révolutionnaires, le soviet n’en guidait pas moins à chaque instant et de toutes les manières l’action spontanée de la classe ouvrière : non seulement il contribuait à l’organisation des syndicats, mais il intervenait même dans les conflits particuliers entre ouvriers et patrons. Et c’est précisément parce que le soviet, en tant que représentation démocratique du prolétariat pendant la période révolutionnaire, se tenait à la croisée de tous ses intérêts de classe qu’il subit dès le début l’influence toute‑puissante de la social‑démocratie. Ce parti eut là, du premier coup, la possibilité de réaliser les immenses avantages que lui donnait son initiation au marxisme ; capable d’orienter sa pensée politique dans le vaste “ chaos ”, il n’eut pour ainsi dire aucun effort à faire pour transformer le soviet, qui n’appartenait formellement pas à tel ou tel parti, en appareil de propagande et d’organisation.

La principale méthode de lutte appliquée par le soviet fut la grève politique générale. L’efficacité révolutionnaire de ce genre de grève réside en ceci que, dépassant le capital, elle désorganise le pouvoir gouvernemental. Plus l’ “anarchie” qu’elle entraîne est multiple et variée en ses objectifs, plus la grève se rapproche de la victoire. Il y faut cependant une condition indispensable : cette anarchie ne doit pas être suscitée par des moyens anarchi­ques. La classe qui, en suspendant momentanément tout travail, paralyse l’appareil de production et en même temps l’appareil centralisé du pouvoir, en isolant l’une de l’autre les diverses régions du pays et en créant une ambiance d’incertitude générale, cette classe doit être par elle‑même suffisamment organisée pour ne pas être la première victime de l’anarchie qu’elle aura provoquée. Dans la mesure où la grève abolit l’organisation gouvernementale existante, les organisateurs mêmes de la grève sont forcés d’assumer les fonctions gouvernementales. Les conditions de la grève générale, en tant que méthode prolétarienne de lutte, étaient les conditions mêmes qui permirent au soviet des députés ouvriers de prendre une importance illimitée.

Par la pression de la grève, le soviet réalise la liberté de la presse. Il organise un service régulier de patrouilles dans les rues pour la protection des citoyens. Il s’empare plus ou moins des postes, des télégraphes et des chemins de fer. Il intervient d’autorité dans les conflits économiques entre ouvriers et capitalistes. Il tente, par l’action révolutionnaire directe, d’établir le régime des huit heures. En paralysant l’activité de l’autocratie par l’insurrection gréviste, il instaure un ordre nouveau, un libre régime démocratique dans l’existence de la population laborieuse des villes.

Après le 9 janvier, la révolution avait montré qu’elle avait pour elle les masses ouvrières conscientes. Le 14 juin, par la révolte du Potemkine, elle montrait qu’elle pouvait devenir une force matérielle. Par la grève d’octobre, elle prouvait qu’elle était en mesure de désorganiser l’ennemi, de paralyser sa volonté et de le réduire au dernier degré de l’humiliation. Enfin, en organisant de tous côtés des soviets ouvriers, elle démontrait qu’elle savait constituer un pouvoir.

Le pouvoir révolutionnaire ne peut s’appuyer que sur une force révolutionnaire active. Quelque opinion que nous ayons du développement ultérieur de la révolution russe, c’est un fait que, jusqu’à présent, aucune classe sociale, à l’exception du prolétariat, ne s’est montrée capable de servir d’appui au pouvoir révolutionnaire, ni disposée à le faire. Le premier acte de la révolution, ce fut l’affrontement dans la rue entre le prolétariat et la monarchie ; la première victoire sérieuse de la révolution fut remportée par un moyen d’action qui appartient exclusivement au prolétariat, par la grève politique ; enfin, comme premier embryon du pouvoir révolutionnaire, on voit apparaÎtre une représentation du prolétariat. Le soviet, c’est le premier pouvoir démocratique dans l’histoire de la nouvelle Russie. Le soviet, c’est le pouvoir organisé de la masse même au‑dessus de toutes ses fractions. C’est la véritable démocratie, non falsifiée, sans les deux chambres, sans bureaucratie professionnelle, qui conserve aux électeurs le droit de remplacer quand ils le veulent leurs députés. Le soviet par l’intermédiaire de ses membres, les députés que les ouvriers ont élus, préside directement à toutes les manifestations sociales du prolétariat dans son ensemble ou dans ses groupes, organise son action, lui donne un mot d’ordre et un drapeau.

D’après le recensement de 1897, Pétersbourg comptait envi­ron huit cent vingt mille âmes de population “ active ” ; dans ce nombre, il ’y avait quatre cent trente‑trois mille ouvriers et gens de maison ; ainsi, le prolétariat de la capitale s’élevait a 53 % de la population. Même si l’on tient compte des éléments non actifs, ce qui réduit ce chiffre à 50,8 %, étant donné que les familles prolétariennes sont relativement peu nombreuses, le prolétariat constituait plus de la moitié de la population de Pétersbourg.

Le soviet des députés ouvriers ne représentait pas officiellement toute la population ouvrière de la capitale, qui s’élève à presque un demi‑million d’âmes ; en tant qu’organisation, il touchait environ deux cent mille âmes, parmi eux surtout des ouvriers des fabriques et des usines ; et, bien que son influence politique, directe et indirecte, s’étendit à un cercle beaucoup plus vaste, des groupes fort importants du prolétariat (ouvriers du bâtiment, domestiques, manœuvres, cochers) échappaient totalement ou partiellement à son emprise. Il est pourtant hors de doute que le soviet exprimait les intérêts de toute cette masse prolétarienne. Si, dans les usines, certains éléments appartenaient à ce qu’on a appelé les “bandes noires”, leur nombre décroissait de jour en jour, d’heure en heure. La domination politique du soviet de Pétersbourg ne pouvait susciter chez les masses prolétariennes que de l’approbation, non de l’hostilité. Seuls avaient pris ce parti la domesticité privilégiée, les laquais de hauts laquais de la bureaucratie, les cochers des ministres, des boursiers et des cocottes, qui sont des conservateurs et des monarchistes de profession.

Parmi les intellectuels, si nombreux à Pétersbourg, le soviet avait bien plus d’amis que d’ennemis. Les étudiants, qui se comptaient par milliers, reconnaissaient sa direction politique et le soutenaient ardemment dans tous ses actes. Les intellectuels diplômés et les fonctionnaires, à l’exception de ceux qui s’étaient incurablement engraissés, se rangeaient, momentanément du moins, de son côté. L’énergique appui qu’il donna à la grève des postes et télégraphes lui attira la sympathie des fonctionnaires subalternes. Tout ce qu’il y avait dans la ville d’opprimés, de déshérités, de gens honnêtes, d’esprits vivants, tout cela, consciemment ou instinctivement, allait au soviet.

Quels étaient ses adversaires ? Les représentants du pillage capitaliste, les boursiers qui jouaient à la hausse, les entrepreneurs, les marchands et les exportateurs que les grèves avaient ruinés, les fournisseurs de la plèbe dorée, la bande municipale de Pétersbourg, ce syndicat de propriétaires d’immeubles, la haute bureaucratie, les cocottes émergeant au budget de l’Etat, les porteurs d’étoiles et de crachats, les hommes publics largement entretenus, la Sûreté, tout ce qui vivait de cupidité, de brutalité, de débauche, tout ce que le sort condamnait déjà.

Entre l’armée du soviet et ses ennemis, il y avait encore des éléments politiques indéterminés, qui hésitaient ou qui n’étaient pas sûrs. C’étaient les groupes les plus attardés de la petite bourgeoisie qui n’avaient pas encore été entraînés dans la politique, qui n’avaient pas encore compris suffisamment le rôle et le sens du soviet, ni réglé leur attitude à son égard. Les patrons artisans étaient alarmés, effrayés. L’indignation des petits propriétaires vis‑à-vis des grèves ruineuses luttait en eux avec l’obscur espoir d’un avenir meilleur.

Dans les cercles de l’intelligentsia, les politiciens professionnels que les événements désorientaient, les journalistes radicaux qui ne savaient ce qu’ils voulaient, les démocrates que rongeait le scepticisme ronchonnaient contre le soviet, mais sans réelle animosité, énuméraient une à une ses fautes et, en général, donnaient à comprendre que, s’ils avaient été placés à la tête de cette institution, le bonheur du prolétariat eût été assuré pour jamais. L’excuse de ces messieurs, c’était leur impuissance.

Toujours est‑il que le soviet, de fait ou virtuellement, était l’organe de l’immense majorité de la population. Les ennemis qu’il pouvait avoir dans la capitale n’auraient pas été dangereux pour sa domination politique, s’ils n’avaient trouvé une protection dans l’absolutisme encore vivant qui s’appuyait sur les éléments les plus retardataires d’une armée de moujiks. La faiblesse du soviet ne vint pas de lui‑même, mais du fait qu’il s appuyait sur une révolution purement urbaine.

La période des cinquante jours marqua l’apogée de cette révolution. Le soviet fut son organe de lutte pour la conquête du pouvoir. Le caractère de classe du soviet était déterminé par le fractionnement de la population urbaine et par le profond antagonisme politique qui se manifestait entre le prolétariat et la bourgeoisie capitaliste, même dans l’étroit cadre historique de la lutte contre l’autocratie. La bourgeoisie capitaliste, après la grève d’octobre, entreprit consciemment de réfréner la révolution ; la petite bourgeoisie était trop insignifiante pour jouer un rôle indépendant ; le prolétariat exerçait une hégémonie indiscutable sur la ville ; son organisation de classe était l’organe de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir.

Le soviet était d’autant plus fort que le gouvernement était plus démoralisé. Il attirait d’autant plus à lui les sympathies des groupes non prolétariens que l’ancien pouvoir gouvernemental se révélait plus impuissant et plus affolé.

La grève politique générale fut l’arme principale du soviet. Comme il faisait de tous les groupes du prolétariat un seul élément révolutionnaire par une liaison directe et comme il apportait à chaque ouvrier et à chaque entreprise le soutien de toute l’autorité et de toute la force du prolétariat entier, il eut la possibilité de suspendre en temps voulu la vie économique du pays. Bien que la propriété des moyens de production soit restée comme précédemment entre les mains des capitalistes et de l’Etat, bien que le pouvoir gouvernemental soit demeuré entre les mains des bureaucrates, ce fut le soviet qui disposa des ressources nationales de production et des moyens de communication, dans la mesure du moins où il le fallait pour interrompre le train régulier de la vie économique et politique. Et ce fut ce pouvoir qu’eut le soviet, et qui se manifesta par des faits, de paralyser l’économie et d’introduire l’anarchie dans l’existence de l’Etat, qui fit de lui précisément ce qu’il fut. Dans ces conditions, chercher des voies de coexistence pacifique pour le soviet et l’ancien gouvernement eût été la plus déplorable de toutes les utopies. Et cependant toutes les objections qui furent faites à la tactique du soviet, si l’on en dépouille le véritable contenu, procèdent précisément de cette idée fantastique qu’après octobre, sur le terrain arraché à l’absolutisme, il aurait dû uniquement s’occuper de l’organisation des masses, et s’abstenir de toute offensive.

Mais en quoi consistait la victoire d’octobre ?

Sans aucun doute, c’est à la suite des attaques et de la pression révolutionnaire d’octobre que l’absolutisme avait renoncé à lui-même, avait abdiqué, “en principe”. Mais, en réalité, il n’avait pas perdu la bataille ; il avait refusé le combat. Il n’avait pas fait de tentatives sérieuses pour opposer son armée de villageois aux villes emportées par la grève insurrectionnelle. Bien entendu, cette modération ne s’expliquait pas par des motifs d’humanité ; l’absolutisme était tout simplement découragé, il ne se possédait plus. Les éléments libéraux de la bureaucratie qui attendaient leur tour finirent par gagner et, au moment où la grève marchait déjà vers son déclin, ils firent publier le manifeste du 17 octobre qui était une abdication de principe de l’absolutisme. Mais toute l’organisation matérielle du pouvoir : la hiérarchie des fonctionnaires, la police, les tribunaux, l’armée, tout cela resta comme auparavant la propriété non partagée de la monarchie. Quelle tactique pouvait et devait donc déployer le soviet dans ces conditions ? Sa force consistait en ceci que, s’appuyant sur le prolétariat producteur, il pouvait, dans une certaine mesure, ôter à l’absolutisme la possibilité d’utiliser l’appareil matériel de son pouvoir. De ce point de vue, l’activité du soviet équivalait à l’organisation de l’ “anarchie”. Son existence et son développement ultérieurs signifiaient une consolidation de l’“anarchie”. Aucune coexistence durable n’était possible. Le prochain conflit était annoncé par la demi‑victoire d’octobre, il préexistait en elle comme un noyau.

Que restait‑il à faire au soviet ? Devait‑il feindre de ne pas voir l’inéluctabilité du conflit ? Devait‑il faire semblant d’organiser les masses pour goûter les joies du régime constitutionnel ? Qui aurait ajouté foi à cette comédie ? Certainement pas l’absolutisme, ni, non plus, la classe ouvrière.

A quel point le respect des formes, les vaines apparences du loyalisme ne mènent à rien dans la lutte contre l’autocratie, nous l’avons constaté plus tard avec l’exemple des deux Doumas. Pour prendre de vitesse la tactique de l’hypocrisie “constitutionnelle” dans ce pays autocratique, le soviet aurait dû être fait d’une autre pâte. Mais à quoi en serait‑il arrivé, même dans ce dernier cas ? Au point où en arriva la Douma : à la banqueroute.

Il ne restait au soviet qu’à reconnaître que le conflit était inévitable dans un avenir tout prochain ; et la seule tactique dont il disposât était de préparer l’insurrection.

Quelle pouvait être cette préparation sinon de développer et de fortifier précisément ses propres possibilités de paralyser la vie de l’Etat, qui faisaient sa force ? Mais tout ce que le soviet entreprenait pour développer et fortifier ces possibilités précipitait naturellement le conflit.

Le soviet se souciait de plus en plus d’étendre son influence à l’armée et à la classe paysanne. En novembre, il appela les ouvriers à manifester activement leurs sentiments de fraternité à l’égard de l’armée dont la conscience s’éveillait, nous voulons parler des marins de Cronstadt. En ne le faisant pas, on aurait prouvé qu’on n’avait aucun souci d’augmenter les forces disponibles. En le faisant, on marchait au‑devant du conflit.

Peut‑être y avait‑il une troisième voie ? Peut‑être le soviet aurait‑il pu, avec les libéraux, en appeler au soi‑disant sens politique du pouvoir ? Peut‑être aurait‑il pu et dû trouver la ligne qui séparait les droits du peuple des prérogatives de la monarchie et s’arrêter devant cette limite sacrée ? Mais qui pouvait garantir que la monarchie s’arrêterait de l’autre côté de la ligne de démarcation ? Qui se serait chargé de faire la paix entre les parties, ou tout au moins d’organiser une trêve ? Les libéraux ? Une députation libérale proposa, le 18 octobre, au comte Witte de prouver sa réconciliation avec le peuple en éloignant les troupes de la capitale. “Nous aimons mieux qu’on nous coupe l’électricité et l’eau que d’être privés de nos troupes”, répondit le ministre. Le gouvernement, de toute évidence, ne songeait pas du tout à désarmer. Que restait‑il à faire au soviet ? Il devait ou bien céder la place, abandonnant l’affaire à une chambre d’arbitrage, à la future Douma d’Etat, comme l’exigeait en fait le libéralisme ; ou bien se préparer à retenir, à garder par les armes ce qui avait été conquis en octobre et, si possible, à ouvrir une nouvelle offensive. A présent nous savons que la chambre d’arbitrage devint l’arène d’un nouveau conflit révolutionnaire. Par conséquent, le rôle objectif que jouèrent les deux premières Doumas ne fit que confirmer l’exactitude des prévisions politiques sur lesquelles le prolétariat fondait sa tactique. Mais on peut se dispenser de chercher si loin. On peut demander : qu’est-ce qui pouvait et devait garantir que cette “chambre d’arbitrage”, cette “chambre de conciliation” qui ne devait d’ailleurs réconcilier personne, serait effectivement créée ? Etait‑ce encore et toujours le sens politique de la monarchie ? Ou bien son engagement solennel ? Ou bien la parole d’honneur du comte Witte ? Ou bien les visites que faisaient les zemstvos à Peterhof, par l’escalier de service ? Ou bien les avertissements de M. Mendelssohn ? Ou enfin, “la marche naturelle des choses” à laquelle le libéralisme laisse le soin de résoudre tous les problèmes dès que l’histoire les lui soumet à lui‑même, les confie à son initiative, à ses forces, à son sens politique ?

Mais si le conflit de décembre était inévitable, ne faut‑il pas chercher la cause de la défaite d’alors dans la composition du soviet ? On affirmait que son défaut essentiel résidait en son caractère de classe. Pour devenir l’organe d’une révolution “nationale”, le soviet aurait dû élargir ses cadres. Des représentants de toutes les couches de la population auraient dû y trouver place. Cela aurait consolidé son autorité et augmenté ses forces. En était‑il vraiment ainsi ?

La force du soviet était celle du prolétariat dans l’économie capitaliste. Sa tâche ne consistait pas à se transformer en une parodie de parlement ni à organiser une représentation proportionnelle des intérêts des différents groupes sociaux ; sa tâche était de donner de l’unité à la lutte révolutionnaire du prolétariat. L’instrument principal de lutte qui s’est trouvé entre les mains du soviet, c’était la grève politique, méthode propre au prolétariat et à lui seul, en tant que classe de salariés. L’homogénéité de sa composition supprimait tout conflit à l’intérieur du soviet et le rendait capable d’une initiative révolutionnaire.

Par quel moyen la composition du soviet aurait‑elle pu être élargie ? Pouvait‑on y appeler des représentants des unions libérales ? Cela aurait enrichi le soviet de deux dizaines d’intellectuels. Leur influence aurait été proportionnelle au rôle de l’Union des syndicats dans la révolution, c’est‑à‑dire qu’elle aurait été infime.

Quels groupes sociaux pouvaient encore être représentés au soviet ? Le congrès des zemstvos ? Les organisations commerciales et industrielles ?

Le congrès des zemstvos tint ses séances à Moscou en novembre ; il examina la question des rapports qu’il pouvait avoir avec le ministère Witte ; mais il ne lui vint pas à l’esprit de se demander quelles relations il pouvait avoir avec le soviet ouvrier.

Durant la session du congrès éclata la révolte de Sébastopol. Comme nous l’avons vu, ce soulèvement rejeta brusquement les zemstvos vers la droite, si bien que M. Milioukov dut tranquilliser la “Convention” des zemstvos par un discours qui signifiait, en somme, que la révolte, grâce à Dieu, était écrasée. Sous quel aspect aurait donc pu se réaliser la collaboration révolutionnaire de ces messieurs contre-­révolutionnaires et des députés ouvriers qui saluaient de leurs acclamations les insurgés de Sébastopol ? A cette question, personne jusqu’à présent n’a su répondre. Un des dogmes mi‑sincères, mi‑hypocrites du libéralisme consiste à exiger que l’armée reste en dehors de la politique. Tout au contraire, le soviet déployait une immense énergie pour attirer l’armée dans sa politique révolutionnaire. Peut‑être encore devait-il, ajoutant foi au manifeste, laisser l’armée à l’entière disposition de Trepov ? Et, si l’on dit que non, à partir de quel programme pouvait‑on concevoir, en cette question décisive, une collaboration avec les libéraux ? Qu’auraient apporté ces messieurs à l’activité du soviet, si ce n’est une opposition systématique, des débats interminables et la démoralisation intérieure ? Que pouvaient‑ils nous donner, en dehors de conseils et d’indications que nous trouvions sans eux en quantité suffisante dans la presse libérale ? Peut‑être la véritable “pensée politique” se trouvait‑elle chez les cadets et les octobristes ; néanmoins, le soviet ne pouvait se transformer en un club de polémiques et d’enseignement mutuel. Il devait être et il restait un organe de lutte.

Que pouvaient ajouter les représentants du libéralisme bourgeois, de la démocratie bourgeoise, à la force du soviet ? De quoi pouvaient‑ils enrichir ses méthodes de lutte ? Il suffit de se rappeler le rôle qu’ils jouèrent en octobre, novembre et décembre ; il suffit de se représenter la résistance que ces éléments furent capables d’opposer à la dissolution de “leur” Douma, pour comprendre que le soviet avait le droit et le devoir de rester une organisation de classe, c’est‑à‑dire une organisation de lutte. Des députés bourgeois auraient pu lui donner le nombre, mais ils étaient absolument incapables de lui donner la force.

Ces constatations réduisent à néant les accusations purement rationalistes, non justifiées par l’histoire, que l’on a élevées contre l’intransigeante tactique de classe de ce soviet qui rejeta la bourgeoisie dans le camp de l’ordre. La grève du travail, qui fut le puissant instrument de la révolution, introduisit l’ “anarchie” dans l’industrie. Il suffisait de cela pour obliger les partisans de l’opposition dans les classes privilégiées à placer au‑dessus de tous les mots d’ordre du libéralisme ceux de l’ordre politique et du maintien de l’exploitation capitaliste.

Les entrepreneurs décidèrent que la “glorieuse” grève d’octobre (comme ils l’appelaient) devait être la dernière et ils organisèrent l’Union antirévolutionnaire du 17 octobre. Ils avaient pour cela des raisons suffisantes. Chacun d’entre eux avait pu constater chez lui, à l’usine, que les conquêtes politiques de la révolution marchaient de pair avec le durcissement des positions ouvrières contre le capital. Certains politiques reprochaient principalement à la lutte entreprise pour la journée de huit heures d’avoir opéré une scission définitive dans l’opposition et d’avoir étroitement groupé le capital en une force contre-révolutionnaire. Ces critiques auraient voulu mettre à la disposition de l’histoire l’énergie de classe du prolétariat sans encourir les conséquences de la lutte des classes. Que l’établissement forcé de la journée de huit heures ait dû susciter et ait suscité une énergique réaction de la part des entrepreneurs, cela n’est pas à prouver. Mais il est puéril de penser qu’il a fallu cette campagne des huit heures pour que les capitalistes aillent renforcer le camp de ce gouvernement de boursiers que représentait le ministère Witte. L’union du prolétariat en une force révolutionnaire indépendante qui se mettait à la tête des masses populaires et était une menace constante pour “l’ordre”, cette union était par elle‑même un motif suffisant de coalition du capital avec le pouvoir.

Il est vrai que durant la première période de la révolution, lorsqu’elle se manifesta par des explosions isolées de forces élémentaires, les libéraux la tolérèrent. Ils voyaient clairement que le mouvement révolutionnaire ébranlait l’absolutisme et le poussait dans la voie d’un accord constitutionnel avec les classes dirigeantes. Ils se résignaient aux grèves et aux manifestations, ils traitaient les révolutionnaires d’une manière amicale, les critiquaient avec douceur et circonspection. Après le 17 octobre, lorsque les clauses de l’accord constitutionnel eurent été rédigées et comme il ne restait plus, semblait‑il, qu’à les mettre à exécution, le processus révolutionnaire compromettait évidemment la possibilité même d’un arrangement des libéraux avec le pouvoir La masse prolétarienne, unie et durcie par la grève d’octobre, structurée, par le fait même de son existence indispose désormais le libéralisme à l’égard de la révolution. L’avis du libéral était que le nègre avait accompli ce qu’on attendait de lui et qu’il n’avait plus qu’à se remettre tranquillement au travail. Le soviet estimait au contraire que le plus dur de la lutte restait à venir, Dans ces conditions, il ne pouvait être question d’une collaboration révolutionnaire quelconque entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat.

Décembre est la conséquence d’octobre comme une conclusion est la conséquence de ses prémisses. Le résultat du conflit de décembre ne s’explique pas par telles ou telles fautes de tactique, mais par ce fait décisif que la réaction s’est trouvée plus riche en forces matérielles que la révolution. Le prolétariat s’est brisé dans son insurrection de décembre‑janvier non parce qu’il a commis des erreurs de stratégie, mais parce qu’il s’est heurté à une réalité tangible : les baïonnettes de l’armée paysanne.

Il est vrai que le libéralisme pense que, quand on n’est pas assez fort, il est toujours possible de se tirer d’affaire en courant à toutes jambes. Il considère comme une tactique véritablement courageuse, mûrie, réfléchie et rationnelle, de battre en retraite au moment décisif. Cette philosophie de la désertion produisit quelque impression sur certains écrivains dans les rangs de la social-­démocratie même, et, après coup, ils posèrent cette question : Si la défaite de décembre eut pour cause l’insuffisance des forces du prolétariat, la faute n’était‑elle pas précisément en ceci que, ne disposant pas de la force nécessaire pour la victoire, le prolétariat avait accepté la bataille ? On peut répondre à cela : Si l’on n’entrait dans les combats qu’en étant sûr de la victoire, aucune bataille n’aurait jamais lieu sur cette terre. Un calcul préalable des forces disponibles ne peut déterminer d’avance l’issue des conflits révolutionnaires. S’il en était autrement, on aurait depuis longtemps remplacé la lutte des classes par une statistique des classes. Il n’y a pas si longtemps, c’était le rêve des caissiers de plusieurs syndicats : ils voulaient adapter cette méthode à la grève. Il arriva cependant que les capitalistes, même en présence d’une statistique des plus parfaites, digne des teneurs de comptes qui l’avaient conçue, ne se déclarèrent pas convaincus par un extrait du grand-livre, et que les arguments arithmétiques durent être, finalement, renforcés par l’argument de la grève. Et quelque soin que l’on mette à tout calculer d’avance, chaque grève suscite une multitude de faits nouveaux, matériels et moraux, qu’il est impossible de prévoir et qui, en définitive, décident du résultat de la lutte. Ecartez maintenant de votre pensée le syndicat avec ses méthodes précises de calcul ; étendez la grève à tout le pays, fixez‑lui un grand but politique ; opposez au prolétariat le pouvoir de l’Etat qui sera son ennemi direct ; que l’un et l’autre parti ait ses alliés réels, possibles, imaginaires – comptez aussi avec les groupes indifférents que l’on se disputera avec acharnement, l’armée, de laquelle se détachera, dans le tourbillon des événements, un groupe révolutionnaire ; faites état des espoirs exagérés qui naissent d’un côté, des craintes exagérées qu’on ressent de l’autre, et sachez que ces craintes et ces espoirs, à leur tour, deviendront les facteurs réels des événements ; ajoutez enfin les crises extrêmes de la Bourse et le chassé‑croisé des influences internationales, et vous saurez alors dans quelles circonstances se déroule la révolution. Dans ces conditions, la volonté subjective du parti, même du parti “dirigeant”, n’est qu’une force entre mille et elle est bien loin d’apparaÎtre comme la plus importante.

Dans la révolution, encore plus qu’à la guerre, le moment du combat est déterminé bien moins par la volonté et le calcul d’un des adversaires que par les positions relatives des deux troupes. Il est vrai qu’à la guerre, grâce à la discipline automatique de l’armée, il est encore possible, parfois, d’éviter le combat et de lui faire quitter les lieux ; dans ces cas‑là, le commandant en chef est encore obligé de se demander si les manœuvres de la retraite ne démoraliseront pas les soldats et si, en voulant éviter une défaite aujourd’hui, ils ne s’en préparent pas une plus pénible pour demain. Kouropatkine aurait pu raconter bien des choses sur ce sujet. Mais dans une révolution, il est inconcevable qu’on puisse exécuter une retraite régulière. Si, au jour de l’attaque, le parti entraÎne les masses derrière lui, cela ne veut pas dire qu’il puisse à volonté les arrêter et leur faire faire marche arrière, au moment de l’assaut. Ce n’est pas seulement le parti qui mène les masses, ce sont elles qui le poussent en avant. Et cela se renouvellera dans toutes les révolutions, si fortement organisées qu’elles soient. Dans ces conditions, reculer sans combat signifie dans certains cas, pour le parti, abandonner les masses sous le feu de l’ennemi. Sans doute, la social‑démocratie, en tant que parti dirigeant, aurait pu se dispenser de relever le défi que la réaction lui jetait en décembre ; selon l’heureuse expression du même Kouropatkine, elle aurait pu “se retirer sur des positions préparées d’avance” ; c’est‑à‑dire disparaître dans ses retraites clandestines. Mais, en agissant ainsi, elle aurait simplement donné au gouvernement la possibilité d’écraser une à une les organisations ouvrières plus ou moins déclarées qui s’étaient constituées avec le concours immédiat du parti : il n’y aurait pas eu, en effet, de résistance commune. C’est à ce prix que la social‑démocratie aurait acheté l’avantage douteux de contempler la révolution en spectatrice, de raisonner sur ses fautes, d’élaborer des plans impeccables qui n’auraient eu que le défaut d’être proposés quand on n’en avait pas besoin. Il est facile d’imaginer comment cette conduite aurait affermi les liens entre le parti et les masses !

Personne ne peut dire que la social‑démocratie ait forcé le conflit. Tout au contraire, le 22 octobre, sur l’initiative du parti, le soviet des députés ouvriers de Pétersbourg renonça à la manifestation de deuil projetée, ne voulant pas provoquer un combat avant d’avoir utilisé le “nouveau régime” d’affolement et d’hésitations pour une large propagande et un travail d’organisation parmi les masses. Quand le gouvernement fit une tentative trop précipitée pour attaquer le pays, et, à titre d’essai, déclara la loi martiale en Pologne, le soviet, gardant une tactique purement défensive, ne tenta même pas de transformer la grève de novembre en une lutte ouverte. Il la changea en une imposante protestation et se contenta de l’immense impression morale qu’elle produisit sur l’armée et les ouvriers polonais.

Mais, si le parti avait éludé le conflit en octobre et en novembre, parce qu’il avait conscience de la nécessité d’une préparation en règle, cette raison perdait toute sa valeur en décembre. Non pas, bien entendu, que les préparatifs fussent achevés, mais parce que le gouvernement, qui n’avait pas non plus le choix, engagea la lutte en détruisant précisément toutes les organisations révolutionnaires qui avaient été créées en octobre et en novembre. Si, dans ces conditions, le parti avait décidé de refuser la bataille, même en obligeant les masses révolutionnaires à se retirer du champ clos, il aurait simplement mis la révolution dans une situation encore plus insoutenable : il n’y aurait plus eu ni presse ni organisation au sommet et la démoralisation générale aurait été la conséquence inévitable de cette retraite.

“... Dans la révolution comme à la guerre, dit Marx [1] dans Révolution et contre‑révolution en Allemagne, il est absolument nécessaire, au moment décisif, de risquer le tout pour le tout, quelles que soient les chances de la lutte. L’histoire ne connaît pas une seule révolution suivie de succès qui ne fasse la preuve de l’exactitude de ce principe... La défaite après une lutte acharnée présente une signification révolutionnaire non moins grande que celle que peut avoir une victoire facilement arrachée... Dans tout conflit, inévitablement, celui qui relève le gant risque d’être vaincu ; mais est‑ce là une raison pour qu’on se déclare vaincu dès le début et qu’on se soumette sans avoir tiré le glaive ?

“Quiconque, dans une révolution, commande une position de valeur décisive et la rend sans avoir obligé l’ennemi à livrer l’assaut, mérite d’être considéré comme un traître. ”

Dans sa fameuse Introduction à l’ouvrage de Marx, Les Luttes de classes en France, Engels a reconnu la possibilité de graves déconvenues lorsqu’il opposait aux difficultés militaires et techniques de l’insurrection (rapidité du transport des troupes par chemin de fer, puissance destructive de l’artillerie moderne, largeur des rues dans les villes d’aujourd’hui) les nouvelles possibilités de victoire qui ont pour cause l’évolution de l’armée en sa composition de classe. D’un côté, Engels a évalué unilatéralement l’importance de la technique moderne pendant les soulèvements révolutionnaires ; d’autre part, il n’a pas cru nécessaire ou opportun d’expliquer que l’évolution de l’armée en sa composition de classe ne pouvait être appréciée, politiquement parlant, qu’au moyen d’une “confrontation” de l’armée avec le peuple.

Examinons brièvement les deux aspects de cette question [2]. Le caractère décentralisé de la révolution rend nécessaire un déplacement continuel des forces militaires. Engels affirme que, grâce aux chemins de fer, les garnisons peuvent être plus que doublées en vingt‑quatre heures. Mais il oublie qu’une véritable insurrection des masses implique d’abord la grève des chemins de fer. Avant que le gouvernement ait pu songer à transférer ses troupes, il est obligé – par une lutte acharnée avec le personnel en grève – de chercher à s’emparer de la voie ferrée, du matériel roulant ; il doit organiser le trafic, remettre en état les ponts que l’on a fait sauter et les tronçons de ligne détruits. Pour accomplir ce travail, il ne suffit pas d’avoir d’excellents fusils et des baïonnettes bien acérées ; et l’exemple de la révolution russe démontre que pour obtenir des résultats même minimes en ce sens, il faut beaucoup plus de vingt‑quatre heures. Voyons plus loin. Avant d’entreprendre le transfert des troupes, le gouvernement doit être renseigné sur la situation dans toute l’étendue du pays. Le télégraphe assure le service d’information du gouvernement beaucoup plus vite que le chemin de fer ne peut assurer la répartition des troupes. Mais, encore une fois, l’insurrection suppose une grève des postes et télégraphes. Si l’insurrection n’est pas capable d’attirer de son côté le personnel des postes et télégraphes – ce qui prouverait la faiblesse du mouvement révolutionnaire – il lui reste encore la possibilité de renverser les poteaux et de couper les fils télégraphiques. Cette mesure constitue certainement un dommage pour les deux côtés ; mais la révolution, dont la force principale n’est pas dans une organisation à fonctionnement automatique, y perd beaucoup moins. Le télégraphe et la chemin de fer sont incontestablement de puissantes armes pour l’Etat moderne centralisé. Mais ce sont des armes à deux tranchants. Et si l’existence de la société et de l’Etat dépend en général de la continuité du travail prolétarien, cette dépendance se fait particulièrement sentir dans le travail des chemins de fer, des postes et des télégraphes. Dès que les rails et les fils refusent de servir, l’appareil gouvernemental se retrouve morcelé et incapable d’établir entre ses éléments la moindre liaison. Dans ces conditions, les choses peuvent aller très loin avant que les autorités aient réussi à “doubler” une garnison locale.

Outre la nécessité d’opérer le déplacement des troupes, l’insurrection impose encore au gouvernement le problème du transport des munitions. Les difficultés qui s’accroissent alors, du fait de la grève générale, nous les connaissons déjà ; mais il faut envisager encore la possibilité que ces munitions tombent aux mains des insurgés. Ce danger devient d’autant plus réel que la révolution se décentralise davantage et qu’elle entraîne des masses plus nombreuses dans son tourbillon. Nous avons vu comment, dans les gares de Moscou, les ouvriers s’étaient emparés des armes expédiées du front de la guerre russo‑japonaise. Des faits de ce genre eurent lieu en beaucoup d’endroits. Dans la région du Kouban, les cosaques révoltés interceptèrent un chargement de carabines. Les soldats révolutionnaires donnaient des cartouches aux insurgés, etc…

Dans tout cela, il ne peut être question, bien entendu, d’une victoire purement militaire des insurgés sur les troupes du gouvernement. Il ne fait aucun doute que celles‑ci l’emporteront par la force matérielle. La question qui se posera concernera avant tout l’état d’esprit et l’attitude de l’armée. S’il n’y avait pas une affinité de classe entre les combattants qui se retrouvent des deux côtés de la barricade, la victoire de la révolution, en raison de la technique militaire d’aujourd’hui, serait effectivement impossible. Mais, d’autre part, il est parfaitement illusoire de penser que “le passage de l’armée au peuple” peut avoir lieu sous l’aspect d’une manifestation pacifique et simultanée. Les classes dirigeantes, pour lesquelles se pose une question de vie ou de mort, ne cèdent jamais de bon gré leurs positions sous l’influence de raisonnements théoriques concernant la composition de l’armée. L’attitude politique de la troupe, cette grande inconnue de toutes les révolutions, ne peut se révéler nettement qu’à l’instant où les soldats se trouvent face à face avec le peuple. Pour que l’armée passe dans le camp de la révolution, il faut d’abord qu’elle subisse une transformation morale ; mais cela même n’est pas suffisant. Il y a, dans l’armée, des courants divers et des états d’esprit différents qui s’entrecroisent et se coupent : c’est une minorité qui se révèle consciemment révolutionnaire ; la majorité hésite et attend une poussée du dehors. Elle n’est capable de déposer les armes ou de diriger ses baïonnettes contre la réaction que quand elle commence à croire à la possibilité de la victoire populaire. Et ce n’est pas la seule propagande qui peut lui donner cette foi. Il faut que les soldats constatent que, de toute évidence, le peuple est descendu dans la rue pour une lutte implacable, qu’il ne s’agit pas d’une manifestation contre l’autorité, mais que l’on va renverser le gouvernement : alors, mais alors seulement, le moment psychologique arrive où les soldats peuvent “passer à la cause du peuple”. Ainsi, l’insurrection est, essentiellement, non pas une lutte contre l’armée, mais une lutte pour l’armée. Plus l’insurrection persévère, s’élargit et réussit, plus la crise de transformation se révèle probable, inéluctable, dans l’esprit des soldats. Une guérilla, basée sur la grève révolutionnaire – nous l’avons observé à Moscou – ne peut par elle‑même donner la victoire. Mais elle permet d’éprouver les soldats et, après un premier succès important, c’est‑à‑dire lorsqu’une partie de la garnison s’est jointe au soulèvement, la lutte par petits détachements, la guerre de partisans, peut devenir le grand combat des masses, où une partie des troupes, soutenue par la population armée et désarmée, combattra l’autre partie, objet de la haine générale. En raison des différences d’origine et des divergences morales et politiques existant dans l’armée, le passage de certains soldats à la cause du peuple implique d’abord un conflit entre deux fractions de la troupe : c’est ce que nous avons vu pour la flotte de la mer Noire, ainsi qu’à Cronstadt, en Sibérie, dans la région du Kouban, plus tard à Svéaborg et en beaucoup d’autres lieux. Dans ces diverses circonstances, les ressources les plus perfectionnées du militarisme, fusils, mitrailleuses, artillerie de forteresse, cuirassés, se trouvèrent aussi bien au service de la révolution que dans les mains du gouvernement.

D’après l’expérience du Dimanche rouge du 9 janvier 1905, un journaliste anglais, M. Arnold White, émit ce jugement vraiment génial que, si Louis XVI avait possédé quelques batteries de canons Maxim, la Révolution française n’aurait pas eu lieu. Quelle bêtise ! Cet homme s’imagine que les chances de la révolution peuvent se mesurer au calibre des fusils ou au diamètre des canons. La révolution russe a démontré une fois de plus que ce ne sont pas les fusils, les canons et les cuirassés qui gouvernent les hommes, mais que ce sont, finalement, les hommes qui gouvernent les fusils, les canons et les cuirassés.

Le 11 décembre, le ministère Witte‑Dournovo qui, à cette époque, était devenu le ministère Dournovo‑Witte, promulgua la loi électorale. Tandis que Doubassov, amiral du plancher des vaches, réhabilitait dans le faubourg de Presnia le drapeau de la marine russe, le gouvernement se hâtait d’ouvrir une voie légale à la société possédante qui cherchait un accord avec la monarchie et la bureaucratie. A partir de ce moment, la lutte révolutionnaire en son essence, pour le pouvoir, se développe sous le couvert de la constitution.

Dans la première Douma, les cadets se faisaient passer pour les chefs du peuple. Les masses populaires, à l’exception du prolétariat des villes, se trouvaient encore dans un état d’esprit chaotique, elles formaient une opposition confuse, imprécise ; de plus, les partis de l’extrême‑gauche boycottaient les élections ; et c’est pourquoi les cadets se trouvèrent à la Douma maîtres de la situation. Ils “représentaient” tout le pays : les propriétaires libéraux, les marchands libéraux, les avocats, les médecins, les fonctionnaires, les boutiquiers, les commis, et même, en partie, les paysans. La direction du parti restait comme auparavant entre les mains des propriétaires, des professeurs et des avocats ; et cependant, sous la pression des paysans dont les intérêts et les besoins rejetaient au second plan toutes les autres questions, une fraction du parti cadet tourna vers la gauche ; cette affaire amena la dissolution de la Douma et le manifeste de Vyborg qui, plus tard, empêcha de dormir les bavards du libéralisme.

A la deuxième Douma, les cadets reparurent en moins grand nombre ; mais, d’après l’aveu de Milioukov, ils avaient maintenant cet avantage de sentir derrière eux non plus seulement le petit-bourgeois mécontent, mais l’électeur qui se tenait à l’écart de la gauche, qui donnait plus consciemment sa voix à un programme antirévolutionnaire. Tandis que le gros des propriétaires et des représentants du grand capitalisme passait dans le camp de la réaction active, la petite bourgeoisie des villes, le prolétariat commerçant et les petits intellectuels réservaient leurs suffrages aux partis de gauche. A la suite des cadets marchaient un certain nombre de propriétaires et les couches moyennes de la population urbaine. A leur gauche se tenaient les représentants des paysans et des ouvriers.

Les cadets votèrent le projet gouvernemental sur la conscription et promirent de voter le budget. Ils n’auraient pas hésité non plus à voter les nouveaux emprunts destinés à couvrir le déficit de l’Etat et ils auraient assumé sans crainte la responsabilité des anciennes dettes de l’autocratie. Golovine, ce pitoyable personnage qui incarnait sur le fauteuil présidentiel toute la nullité et l’impuissance du libéralisme, exprima, après la dissolution de la Douma, cette pensée que, dans la conduite des cadets, le gouvernement aurait en somme dû reconnaître sa victoire sur l’opposition. Ce qui était parfaitement vrai. Dans ces conditions, semble‑t‑il, il n’y avait aucune raison de dissoudre la Douma. Elle fut dissoute, cependant. Cela prouve qu’il y a une force plus puissante que les arguments politiques du libéralisme. Cette force, c’est la logique intérieure de la révolution.

Au cours de ses combats contre la Douma dirigée par les cadets, le ministère se pénétrait de plus en plus du sentiment de sa puissance. Sur la tribune du prétendu parlement, il vit devant lui non des problèmes historiques qui attendaient une solution, mais des adversaires politiques qu’il fallait mettre dans l’impossibilité de nuire. En qualité de rivaux du gouvernement et de prétendants au pouvoir, figurait un ramassis d’avocats pour qui la politique était quelque chose dans le genre d’une parlote de suprême instance. Leur éloquence politique oscillait entre le syllogisme juridique et le style classique. Dans les débats qui eurent lieu au sujet des cours martiales, il y eut confrontation des deux partis. Maklalcov, avocat de Moscou, que les libéraux considéraient comme un homme d’avenir, soumit la justice des cours martiales, et, avec elle, toute la politique du gouvernement, à une critique accablante.

“Mais les cours martiales ne sont pas une institution juridique, lui répondit Stolypine. Elles sont un instrument de lutte. Vous nous démontrerez que cet instrument n’est pas conforme aux principes du droit et de la loi. En revanche, il est conforme au but poursuivi. Le droit n’est pas un but en soi. Lorsque l’existence de l’Etat est menacée, le gouvernement a non seulement le devoir, mais l’obligation, laissant de côté le droit, de s’appuyer sur les moyens matériels que son pouvoir lui donne. ” Cette réponse, qui contient et la philosophie du coup d’Etat et la philosophie de l’insurrection populaire, jeta le libéralisme dans un trouble extrême. Quel aveu ! C’est inouï ! criaient les publicistes libéraux, et ils juraient pour la mille et unième fois que le droit primait la force.

Mais toute leur politique persuadait le gouvernement du contraire. Ils reculaient pas à pas. Pour sauver la Douma menacée de dissolution, ils renonçaient à toutes leurs prérogatives et prouvaient ainsi, irréfutablement, que la force prime le droit. Dans ces conditions, le gouvernement ne pouvait qu’être tenté d’utiliser sa force jusqu’au bout.

La deuxième Douma est dissoute et, comme héritier de la révolution, on voit apparaître le libéralisme nationaliste conservateur, représenté par l’Union du 17 octobre. Si les cadets crurent continuer la tâche de la révolution, les octobristes continuèrent, en fait, la tactique des cadets qui se bornait à une collaboration avec le gouvernement. Les cadets peuvent, tant qu’ils voudront, faire des pieds de nez derrière le dos des octobristes, mais ces derniers tirent simplement les conclusions qui s’imposent d’après les prémisses établies par les premiers : du moment qu’on ne peut s’appuyer sur la révolution, il ne reste plus qu’à s’appuyer sur le “constitutionnalisme” de Stolypine.

La troisième Douma accorda au gouvernement du tsar quatre cent cinquante‑six mille cinq cent trente‑cinq conscrits ; et cependant, jusqu’alors, toute la réforme du ministère de la guerre, sous la haute direction des Kouropatkine et des Stessel, s’était bornée à établir de nouveaux modèles d’épaulettes, de galons et de shakos. Elle vota le budget du ministère de l’intérieur, grâce auquel 70 % du territoire étaient livrés à des satrapes, armés de lois d’exception, tandis que, dans le reste du pays, on étouffait le peuple au moyen des lois qui ont cours en temps normal. Elle adopta, cette chambre, tous les points essentiels du fameux oukase du 9 novembre 1906, édicté par le gouvernement en vertu du paragraphe 87 et ayant pour but de distinguer, parmi les paysans, les propriétaires les plus riches de la masse, livrée à la loi de sélection naturelle dans le sens biologique du terme. A l’expropriation des terres des propriétaires nobles au profit des paysans, la réaction opposait l’expropriation des terres communales paysannes au profit des koulaks, des gens à poigne. “La loi du 9 novembre, a dit un des membres de l’extrême réaction dans la troisième Douma, contient assez de grisou pour faire sauter toute la Russie. ”

Poussés dans une impasse historique par l’attitude irréductible de la noblesse et de la bureaucratie qui ont repris les rênes de la situation, les partis bourgeois cherchent à sortir des contradictions économiques et politiques dans lesquelles ils sont empêtrés... par l’impérialisme. Aux défaites qu’ils ont subies en politique intérieure, ils cherchent des compensations en pays étranger : en Extrême‑Orient (route de l’Amour), en Perse ou dans les Balkans. Ce qu’on a appelé l’ “annexion” de la Bosnie et de l’Herzégovine éveilla à Pétersbourg et à Moscou un véritable vacarme de cymbales patriotiques. En outre, celui des partis bourgeois qui avait déployé la plus large opposition à l’ancien régime le parti cadet, marche maintenant à la tête du belliqueux “néo‑slavisme” : c’est dans l’impérialisme capitaliste que les cadets cherchent une solution aux problèmes que la révolution n’a pu liquider. Amenés par la marche même de cette révolution à rejeter, en fait, l’idée de l’expropriation des biens-fonds et de la démocratisation de tout le régime social, amenés par conséquent à repousser l’espoir de créer un marché intérieur suffisamment stable, représenté par des paysans fermiers, qui favoriseraient le développement capitaliste, les cadets placent maintenant leurs espérances sur les marchés extérieurs. Pour obtenir de bons résultats dans cette direction, il est indispensable d’avoir un Etat fort, et les libéraux se voient forcés de soutenir activement le tsarisme qui détient le pouvoir réel. L’impérialisme des Milioukov, fardé d’opposition, jette une sorte de voile idéologique sur la hideuse combinaison que représente la troisième Douma où font alliance le bureaucrate de l’autocratie, le propriétaire féroce et le capitaliste parasite.

La situation ainsi créée est lourde des conséquences les plus imprévues. Un gouvernement dont la réputation de force s’est noyée dans les eaux de Tsoushima et est restée enterrée dans les champs de Moukden, ce gouvernement, accablé par les terribles conséquences de sa politique aventuriste, se trouve soudain servir de centre, de foyer à la confiance patriotique des représentants “de la nation”. Non seulement il accepte sans répliquer un demi‑million de nouveaux soldats et un demi-milliard pour les dépenses courantes du ministère de la guerre, mais il obtient l’appui de la Douma lorsqu’il tente de nouvelles expériences en Extrême‑Orient. Bien plus, de la droite comme de la gauche, de la bande noire comme du parti cadet, montent jusqu’à lui de violents reproches parce qu’on estime que sa politique extérieure n’est pas assez active. Ainsi, la logique même des choses pousse le gouvernement du tsar dans une voie périlleuse, il lui faut lutter pour rétablir sa réputation mondiale. Et, qui sait ? Avant que le sort de l’autocratie ne soit définitivement et sans retour réglé dans les rues de Pétersbourg et de Varsovie, peut‑être passera‑t‑elle par une seconde épreuve dans les champs de l’Amour ou bien sur les rivages de la mer Noire.

Notes

[1] Ou plutôt F. Engels. (1909)

[2] Il convient d’ailleurs de rappeler bien nettement qu’Engels, dans son Introduction, ne songe qu’aux affaires d’Allemagne, tandis que nous raisonnons d’après l’expérience de la révolution russe. (1909)
Cette remarque peu convaincante avait été ajoutée au texte allemand de notre livre simplement pour dérouter la censure. (1922)

Ce texte est la conclusion de "1905" de Léon Trotsky

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