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L’antifascisme

lundi 31 août 2009, par Robert Paris

1936

Une lettre importante sur la démocratie bourgeoise, le bonapartisme et le fascisme.
Bibliothèque du Collège de Harvard, 10145. Traduite de l’allemand. Cette lettre avait déjà paru dans son texte allemand original dans informations-Dienst, n°10, février 1936, sous le titre "Caractérisation de la politique de Colijn" Elle constitue une réponse de Trotsky à une lettre du dirigeant du R.S.A.P. hollandais Sneevliet, en conflit avec ses camarades de la direction au sujet de l’atti­tude qu’il devait prendre, en sa qualité de député, face à une proposition de loi dirigée par le gouvernement Colijn contre les groupes paramilitaires du parti nazi hollandais. Sneevliet était en désaccord là-dessus avec le reste de la direction.

Oeuvres - janvier 1936

Léon Trotsky

Lettre à H. Sneevliet

13 janvier 1936

Cher Ami,

La question de notre comportement à l’égard des normes gouvernementales qui sont prétendument dirigées contre le fascisme est extrêmement importante.

Comme la démocratie bourgeoise est historiquement en faillite, elle n’est plus en mesure de se défendre sur son propre terrain contre ses ennemis de droite et de gauche. Cela veut dire que, pour se "maintenir", le régime démocratique est obligé de se supprimer lui-même peu à peu par des lois d’exception et des mesures administratives arbitraires. Cette auto-suppression de la démocratie dans son combat contre la gauche et la droite est précisément ce qui produit le bonapartisme déca­dent, lequel a besoin pour son existence incertaine, aussi bien du danger de droite que du danger de gauche, afin de les jouer l’un contre l’autre et de s’élever ainsi toujours davantage au-dessus de la société et de son parlementarisme. Le gouvernement Colijn [1] m’est apparu depuis pas mal de temps déjà comme un régime bonapartiste en puissance.

L’ennemi principal pour le bonapartisme reste naturelle­ment, dans cette période extrêmement critique, l’aile révolution­naire du prolétariat. On peut donc dire avec une certitude abso­lue que lors d’une aggravation ultérieure de la lutte des classes, toutes les lois d’exception, tous les pleins pouvoirs extraordi­naires, etc. seront utilisés contre le prolétariat.

Après que les socialistes et les staliniens français eurent voté la dissolution administrative des organisations paramilitaires [2], cette vieille canaille de Marcel Cachin écrivit à peu près ceci dans L’Humanité : "Une grande victoire [...]. Naturellement, nous savons que, dans la société capitaliste, toutes les lois peuvent être utilisées contre le prolétariat. Mais nous nous efforcerons de l’empêcher, etc." Le mensonge est évidemment ici dans le mot peuvent. Il aurait fallu dire : "Nous savons que toutes ces mesures, lors d’une aggravation ultérieure de la crise sociale, seront appliquées au centuple contre le prolé­tariat." D’où l’on peut tirer la conclusion élémentaire que nous ne pouvons pas contribuer de nos propres mains à construire le bonapartisme décadent ni à le doter de chaînes dont il se servira inévitablement pour paralyser l’avant-garde du prolétariat.

Il n’est pas dit pour autant que Colijn ne veuille pas demain ou après-demain dégager son coude droit de l’emprise arrogante des fascistes. La révolution sociale ne semble pas être immi­nente en Hollande. Le Grand capital espère venir à bout des dangers qui le menacent par les moyens de l’Etat fort, concentré, c’est-à-dire bonapartiste ou semi-bonapartiste. Mais, par peur de laisser l’ennemi véritable, le prolétariat révolutionnaire, prendre trop d’importance, Colijn ne pourra jamais paralyser ou détruire le fascisme tout au plus pourra-t-il le tenir en échec. C’est pourquoi le mot d’ordre de dissolution et de désarmement des bandes fascistes par l’Etat (les social-démocrates allemands criaient : "L’Etat doit agir !") et le vote de mesures analogues sont réactionnaires de bout en bout. Cela reviendrait à sacrifier la peau du prolétariat pour en faire un fouet dont l’arbitre bonapartiste de service se servira peut-être pour caresser tout doucement, une fois en passant, le postérieur des fascistes. Or notre maudit devoir et notre responsabilité consistent non à fournir le fascisme en fouets, mais à protéger la peau du prolétariat.

Un autre aspect de la situation me semble encore plus important. La démocratie bourgeoise est de par sa nature même une fiction. Plus elle est florissante, moins elle se laisse utiliser par le prolétariat (voir l’histoire de l’Angleterre et des Etats-Unis). [Mais] la dialectique de l’histoire veut que la démocratie bourgeoise devienne une réalité importante pour le prolétariat précisément à l’époque de sa décomposition. Le fascisme est l’expression de cette décomposition. La lutte contre le fascisme, la défense des acquis de la classe ouvrière dans le cadre de cette démocratie en voie de décomposition peuvent devenir une puissante réalité dans la mesure où est donnée au prolétariat l’occasion de se préparer aux plus durs combats et même de commencer à s’armer. En France, les deux années qui se sont écoulées depuis le 6 février 1934 [3] ont donné aux organisations ouvrières une occasion exceptionnelle (elle ne se renou­vellera pas de sitôt) de rassembler sur une base révolutionnaire le prolétariat et la petite bourgeoisie, de constituer une milice ouvrière, etc. Cette occasion précieuse est offerte précisément par la décomposition de la démocratie, par son incapacité évi­dente à maintenir "l’ordre" par les moyens traditionnels et le danger tout aussi évident qui menace les masses ouvrières. Quiconque n’exploite pas cette situation, quiconque en appelle à l’"Etat" c’est-à-dire à l’ennemi de classe, en le priant d’"agir", celui-là vend la peau du prolétariat à la réaction bonapartiste.

Aussi devons-nous voter contre toutes les mesures qui renforcent l’Etat capitaliste-bonapartiste, même s’il s’agit d’une mesure qui peut, sur le moment, causer un désagrément passager au fascisme. Naturellement les social-démocrates et les stali­niens diront que nous défendons le fascisme contre le Père Colijn, lequel serait après tout préférable au méchant Mussert [4]. A cela, nous pouvons dès maintenant répondre avec assurance que nous voyons plus loin que les autres et que les événements à venir confirmeront entièrement nos conceptions et nos exigences.

Mais nous pouvons aussi formuler des amendements et des compléments dont le rejet fera clairement apparaître à n’im­porte quel ouvrier qu’il ne s’agit pas du postérieur des fascistes mais de la peau du prolétariat. Par exemple 1) "Les piquets de grève des ouvriers ne sont nullement concernés par cette loi, même dans le cas où ils doivent s’armer contre les briseurs de grève, les fascistes et autres éléments déclassés" ou 2) "Les organisations politiques et syndicales de la classe ouvrière conservent le droit, face au danger fasciste [5], de construire et d’armer leurs organismes d’autodéfense. A leur demande, l’Etat s’engage à les fournir en moyens financiers, armes et munitions". Au Parlement, ces amendements paraîtraient plutôt étranges et seraient considérés comme "shocking" [6] par Messieurs les hommes d’Etat (ainsi que par les fanfarons staliniens). Mais n’importe quel ouvrier du rang, non seulement dans le N.A.S. [7], mais aussi dans les syndicats réformistes, les trouvera tout à fait justifiés.

Naturellement, je ne cite ces documents qu’à titre d’exemples. On pourrait peut-être trouver des formulations meilleures et plus précises. Messieurs les social-démocrates et staliniens peuvent bien alors refuser leur soutien ou même voter contre. Mais même s’ils votent pour, les amendements seront de toute manière rejetés et on verra alors avec une clarté parfaite pour quelle raison nous votons contre le projet gouvernemental dans son ensemble, ce que nous devons faire sans la moindre hésitation pour les motifs que j’ai déjà indiqués (même au cas où le parlementarisme à la Colijn ne permettrait pas la présen­tation d’amendements, car ces amendements, qui relèvent de la technique de propagande, ne concernent pas le fond même de l’affaire).

De manière générale, il nous faut être très fermes à l’égard de l’"antifascisme" abstrait qui touche même parfois, hélas, nos propres camarades. L’"antifascisme" n’est rien, c’est un concept vide qui sert à couvrir les canailleries du stalinisme. C’est au nom de l’"antifascisme" qu’on a organisé la colla­boration de classes avec les radicaux [8]. Beaucoup de nos camarades désiraient apporter au front populaire , c’est-à-dire à la collaboration de classes, un soutien positif du genre de celui que nous nous sommes par exemple disposés à accor­der au front unique, c’est-à-dire à la séparation du prolétariat d’avec les autres classes. Du mot d’ordre totalement erroné de "Front populaire au pouvoir !" [9] , on va plus loin et on se déclare prêt à soutenir le bonapartisme, car le vote en faveur du projet de loi "antifasciste" de Colijn ne signifierait rien d’autre qu’un appui direct au bonapartisme.

Comme le camarade Parabellum [10], si j’en juge d’après les citations a développé dans "Die Internationale" un point de vue incorrect et dangereux sur le "front populaire", il est d’autant plus nécessaire d’être ferme dans le parti hollandais contre cet "antifascisme" abstrait aux conséquences opportunistes.

Notes

[1] Hendrijk COLIJN (1869-1944), chef du parti bourgeois protestant "antirévolutionnaire" premier ministre de 1925 à 1926, puis depuis 1933, s’était notamment distingué en février 1934 en livrant à Hitler quatre jeunes militants du S.A.P. que sa police avait arrêtés à la conférence de Laren.

[2] Le 6 décembre 1935, à la Chambre des députés française, le député Croix-de-Feu Jean Ybarnegaray avait proposé un "désarmement" général des formations paramilitaires. Les dirigeants du P.C. et de la S.F.I.O. lui avaient emboîté le pas et voté avec la droite la dissolution des milices armées.

[3] Le 6 février 1934, une manifestation des "Ligues" fascistes et fascisantes, ainsi que des organisations d’anciens combattants, avait marché sur le Palais-Bourbon et provoqué des heurts très durs avec les forces de police qui le défendaient.

[4] Anton A. MUSSERT (1894-1946) était le chef du mouvement national-socialiste de Hollande qu’il avait fondé en 1931.

[5] Ici, Trotsky a biffé le passage suivant "comme ce fut le cas en Italie, en Allemagne et en Autriche".

[6] En anglais dans le texte.

[7] Le N.A.S. (Nationaal Arbeids-Secretariaat) était un syndicat indépendant de la centrale réformiste, longtemps lié à l’Internationale syndicale rouge, dont Sneevliet et ses camarades avaient conservé la direction et qui constituait leur véritable base.

[8] Trotsky fait allusion ici à la France et à la conclusion du Front populaire comprenant le parti socialiste, le parti communiste et le parti radical et radical-socialiste.

[9] L’allusion est très précise. Trotsky connaissait et avait annoté de sa main le procès-verbal de la réunion du S.I. du 12 juillet 1935 (Bibliothèque du Collège de Harvard, 16484) qui avait discuté la ques­tion de l’attitude à prendre vis-à-vis du Front populaire. Tandis que Jean Rous (Clart) et Erwin Wolf (Nicolle) soutenaient tant bien que mal les analyses de Trotsky dans son livre Où va la France ? , les deux autres membres du secrétariat international, Alfonso Leonetti (Martin) et Ruth Fischer (Dubois) affirmaient que cette analyse étaient fausse, combat­taient le mot d’ordre "Les radicaux hors du Front populaire" et préconisaient celui de "Front populaire au pouvoir".

[10] PARABELLUM était le pseudonyme d’Isaac TCHÉRÉMINSKY, alias Arkadi MASLOW (1891-1941), ancien dirigeant de la gauche du K.P.D. représentant longtemps de son aile "zinoviéviste" en même temps que Ruth Fischer. Bien que cette dernière ait fait partie du S.I., ni l’un ni l’autre n’avaient été acceptés dans la section allemande, les I.K.D., et ils avaient fondé en septembre 1935 le groupe "Die Internationale" dont ils étaient le centre et où ils développaient sur le Front populaire la ligne défendue au S.I. par Ruth Fischer.
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  • La question de notre comportement à l’égard des normes gouvernementales qui sont prétendument dirigées contre le fascisme est extrêmement importante.

    Comme la démocratie bourgeoise est historiquement en faillite, elle n’est plus en mesure de se défendre sur son propre terrain contre ses ennemis de droite et de gauche. Cela veut dire que, pour se "maintenir", le régime démocratique est obligé de se supprimer lui-même peu à peu par des lois d’exception et des mesures administratives arbitraires. Cette auto-suppression de la démocratie dans son combat contre la gauche et la droite est précisément ce qui produit le bonapartisme déca­dent, lequel a besoin pour son existence incertaine, aussi bien du danger de droite que du danger de gauche, afin de les jouer l’un contre l’autre et de s’élever ainsi toujours davantage au-dessus de la société et de son parlementarisme. Le gouvernement Colijn [1] m’est apparu depuis pas mal de temps déjà comme un régime bonapartiste en puissance.

    L’ennemi principal pour le bonapartisme reste naturelle­ment, dans cette période extrêmement critique, l’aile révolution­naire du prolétariat. On peut donc dire avec une certitude abso­lue que lors d’une aggravation ultérieure de la lutte des classes, toutes les lois d’exception, tous les pleins pouvoirs extraordi­naires, etc. seront utilisés contre le prolétariat.

  • Des heurts ont opposé samedi soir à Rennes (Ille-et-Vilaine) 600 à 700 manifestants, hostiles au Front national, aux forces de l’ordre à proximité d’une salle municipale du centre ville où se tenait un meeting du FN.

    Réunis à 18h30 les manifestants, environ 600 à 700 au plus fort, selon le préfet Patrick Strzoda, ont été repoussés par les forces de l’ordre des abords de la salle La Cité où devait se tenir le meeting du candidat FN aux municipales, Gérard de Mellon. Une centaine de personnes participaient à ce meeting.

    Les forces de l’ordre, cibles de jets d’objets selon le préfet, ont repoussé les manifestants avec des lances à eau et des lacrymogènes. Certains manifestants, cagoulés et armés de barres de fer, arrachés aux barrières d’un chantier proche, mais aussi de pavés, se sont ensuite séparés en petits groupes et ont investi les rues du centre ville, se mêlant aux passants du samedi soir.

    Deux vitrines d’agences bancaires, une d’une agence immobilière ainsi que celle d’un poste de police ont été brisées, selon le préfet. Des manifestants de retour près de la salle de la Cité ont bloqué une rue avec une voiture qu’ils ont retournée avant de l’incendier.

    Lors de ces heurts il n’y a pas eu de blessé mais quatre manifestants ont été interpellés

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