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Perspectives de la révolution en 1924

dimanche 30 août 2009, par Robert Paris

Léon Trotsky

Des postulats de la révolution prolétarienne

Dix années se sont écoulées depuis le début de la guerre impérialiste. Durant cette décade, le monde a considérablement changé, mais bien moins que nous ne le supposions et ne l’escomptions il y a dix ans. Nous considérons l’histoire du point de vue de la révolution sociale. Ce point de vue est en même temps théorique et pratique. Nous analysons les conditions de l’évolution telles qu’elles se forment sans nous et indépendamment de notre volonté, afin de les comprendre et d’agir sur elles par notre volonté active, c’est-à-dire par la volonté de la classe organisée. Ces deux côtés dans notre façon marxiste d’aborder l’histoire sont indissolublement liés. Si l’on se borne à constater ce qui se passe, on arrive en définitive au fatalisme, à l’indifférence sociale qui, à certains degrés, prend la forme du menchevisme, où il y a une grande part de fatalisme et de résignation au cours des événements. D’autre part, si l’on se borne à l’activité, à la volonté révolutionnaires, on risque de tomber dans le subjectivisme, qui comporte une grand nombre de variétés : l’anarchisme en est une, le socialisme-révolutionnaire de gauche une autre, enfin, c’est à ce subjectivisme qu’il faut rapporter les phénomènes qui se produisent dans le communisme lui-même et que Lénine a qualifiés de " maladie infantile de gauche ". Tout l’art de la politique révolutionnaire consiste à savoir allier la constatation objective et la réaction subjective. Et n’est en cela que consiste l’essence de la doctrine léniniste.

J’ai dit que nous abordions l’histoire du point de vue de la révolution qui doit transmettre le pouvoir aux mains de la classe ouvrière pour la refonte communiste de la société. Quels sont les postulats de la révolution sociale, dans quelles conditions peut-elle surgir, se développer et vaincre ? Ces postulats sont très nombreux. Mais on peut les rassembler en trois et même en deux groupes : les postulats objectifs et les postulats subjectifs : Les postulats objectifs reposent sur un niveau déterminé de développement des forces de production. (C’est là une chose élémentaire, mais il n’est pas inutile de revenir de temps en temps à " l’alpha-beta ", aux fondements du marxisme, afin d’arriver, à l’aide de l’ancienne méthode, aux nouvelles conclusions qu’impose la situation actuelle). Ainsi donc, le postulat capital de la révolution sociale est un niveau déterminé de développement des forces productives, un niveau où le socialisme et ensuite le communisme, comme mode de production et de répartition des biens, offrent des avantages matériels. Il est impossible d’édifier le communisme ou même le socialisme à la campagne, où règne encore la herse. Il faut un certain développement de la technique.

Or, ce niveau de développement est-il atteint dans l’ensemble du monde capitaliste ? Oui, incontestablement. Qu’est-ce qui le prouve ? C’est que les grandes entreprises capitalistes, les trusts, les syndicats, triomphent dans le monde entier des petites et moyennes entreprises. Ainsi donc, une organisation économique sociale qui s’appuierait uniquement sur la technique des grandes entreprises, qui serait construite sur le modèle dos trusts et des syndicats, mais sur les bases de la solidarité, qui serait étendue à une nation, à un Etat, puis au monde entier, offrirait des avantages matériels énormes. Ce postulat existe depuis longtemps.

Deuxième postulat objectif : il faut que la société soit dissociée de façon qu’il y ait une classe intéressée à la révolution socialiste et que cette classe sait assez nombreuse et assez influente au point de vue de la production pour faire elle-même cette révolution. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore que cette classe – et là nous passons au postulat subjectif – comprenne la situation, qu’elle veuille consciemment le changement de l’ancien ordre de choses, qu’elle ait à sa tête un parti capable de la diriger au moment du coup de force et de lui assurer la victoire. Or cela présuppose un certain état de la classe bourgeoise dirigeante qui doit avoir perdu son influence sur les masses populaires, être ébranlée dans ses propres rangs, avoir perdu de son assurance. Cet état de la société représente précisément une situation révolutionnaire. Ce n’est que sur des bases sociales de production déterminées que peuvent surgir les prémisses psychologiques, politiques et organiques pour la réalisation de l’insurrection et sa victoire.

Le deuxième postulat : dissociation de classe, autrement dit rôle et importance du prolétariat dans la société, existe-t-il ? Oui, il existe déjà depuis des dizaines d’années. C’est ce que prouve, mieux que tout, le rôle du prolétariat russe, qui pourtant est de formation relativement récente. Qu’est-ce qui a manqué jusqu’à présent ? Le dernier postulat subjectif, la conscience par le prolétariat d’Europe de sa situation dans la société, une organisation et une éducation appropriées, un parti capable de diriger le prolétariat. Voilà ce qui a manqué. Maintes fois, nous marxistes, nous avons dit que, en dépit de toutes les théories idéalistes, la conscience de la société retarde sur son développement, et nous en avons une preuve éclatante dans le sort du prolétariat mondial. Les forces de production sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. Le prolétariat, depuis longtemps, tout au moins dans les pays capitalistes les plus importants, joue un rôle économique décisif. C’est de lui que dépend tout le mécanisme de la production et, par suite, de la société. Ce qui fait défaut, c’est le dernier facteur subjectif : la conscience retarde sur la vie.

La guerre impérialiste a été le châtiment historique de ce retard sur la vie, mais, d’autre part, elle a donné au prolétariat une puissante impulsion. Elle a eu lieu parce que le prolétariat n’a pas été en état de la prévenir, car il n’était pas encore arrivé à se connaître dans la société, à comprendre son rôle, sa mission historique, à s’organiser, à s’assigner la tache de la prise du pouvoir et ’à s’en acquitter. En même temps, la guerre impérialiste, qui a été un châtiment non pas d’une faute mais d’un malheur du prolétariat, devait être et a été un puissant facteur révolutionnaire.

La guerre a montré la nécessité profonde, urgente, d’un changement du régime social. Bien avant la guerre, le passage à l’économie socialiste présentait des avantages sociaux considérables, autrement dit, les forces de production se seraient, sur les bases socialistes, développées beaucoup plus alors que sur les bases capitalistes. Mais, même sur les bases du capitalisme, les forces de production avant la guerre croissaient rapidement, non seulement en Amérique, mais aussi en Europe. C’est en cela que consistait la "justification" relative de l’existence du capitalisme lui-même. Depuis la guerre impérialiste, le tableau est tout autre : les forces de production, loin de croître, diminuent. Et il ne peut s’agir maintenant que de réparer les destructions, mais non de continuer à développer les forces de production. Ces dernières, encore plus qu’auparavant, sont à l’étroit dans le cadre de la propriété individuelle et dans le cadre des Etats créés par la paix de Versailles. Le fait que la progression de l’humanité est maintenant, inconciliable avec l’existence du capitalisme, a été prouvé incontestablement par les événements des dix dernières années. En ce sens, la guerre a été un facteur révolutionnaire. Mais, elle ne l’a pas été seulement dans ce sens. Détraquant impitoyablement toute l’organisation de la société, elle a tiré de l’ornière du conservatisme et de la tradition la conscience des masses laborieuses. Nous sommes entrés dans l’époque de la révolution.

Les dix dernières années (1914-1924)

Si l’on aborde de ce point de vue la dernière décade, on voit qu’elle se divise en plusieurs périodes nettement délimitées. La première est celle de la guerre impérialiste, qui embrasse plus de quatre années (pour la Russie, un peu plus de trois). Une nouvelle période commence en février et, particulièrement, en octobre 1917. C’est la période de liquidation révolutionnaire de la guerre. Les années 1918-1919 et une partie de l’année 1920 (tout au moins pour quelques pays) furent entièrement remplies par la liquidation de la guerre impérialiste et l’attente de la Révolution prolétarienne dans toute l’Europe. Nous assistâmes alors à la Révolution d’Octobre en Russie, au renversement des monarchies dans les Empires centraux, à un puissant mouvement prolétarien dans toute l’Europe et même en Amérique. Les dernières vagues de cette tempête révolutionnaire furent l’insurrection de septembre 1920 en Italie et les événements de mars 1921 en Allemagne. L’insurrection de septembre 1920 en Italie coïncide presque avec l’offensive de l’Armée Rouge sur Varsovie qui, elle aussi, était partie constitutive du courant révolutionnaire et qui reflua avec ce dernier. On peut dire que cette époque de pression révolutionnaire directe d’après-guerre se termine par l’explosion de mars 1921 en Allemagne. Nous avons vaincu dans la Russie tsariste, où le prolétariat a maintenu son pouvoir. Les monarchies de l’Europe centrale ont été renversées presque sans coup férir. Mais, nulle part, le prolétariat ne s’est emparé du pouvoir, sauf en Hongrie et en Bavière où il n’a pu le conserver que très peu de temps.

Il pouvait alors sembler et il semblait en réalité à nos ennemis que s’ouvrait une époque de restauration de l’équilibre capitaliste, de pansement des blessures portées par la guerre impérialiste et de consolidation de la société bourgeoise.

Du point de vue de notre politique révolutionnaire, cette nouvelle période commence par une retraite. Cette retraite, nous l’avons proclamée officiellement, non sans une sérieuse lutte intérieure, au IIIe Congrès de l’I.C., vers le milieu de l’année 1921. Nous avons constaté alors que la première poussée consécutive à la guerre impérialiste avait été insuffisante pour la victoire, car il n’y avait pas alors en Europe de parti dirigeant capable d’assurer la victoire, et que le dernier grand événement de cette période triennale, l’insurrection de mars en Allemagne, était gros de danger et montrait clairement que, si le mouvement continuait dans cette voie, il menaçait de détruire le jeune Parti de l’Internationale Communiste. Le IIIe Congrès a crié " En arrière ! Reculons du front de bataille direct sur lequel nos partis européens ont été jetés par les événements d’après-guerre." C’est, alors que commence l’époque de la lutte pour l’influence sur les masses, la période de travail acharnée d’agitation et d’organisation sous le mot d’ordre du front prolétarien unique, puis sous celui du front ouvrier et paysan unique. Cette période a duré environ deux ans. Et, pendant ce court espace de temps, une mentalité adaptée à un travail mesuré d’agitation et de propagande a eu le temps de s’élaborer. Les événements révolutionnaires, semblait-il, reculaient dans un avenir indéterminé mais assez lointain. Pourtant, dans la deuxième année de cette courte période, l’Europe a été de nouveau ébranlée par la secousse de l’occupation de la Ruhr.

Au premier abord, l’occupation de la Ruhr pouvait sembler un épisode peu important pour l’Europe ensanglantée et épuisée, qui avait traversé quatre années de la plus horrible guerre, Au fond, cette occupation fut comme une courte répétition de la guerre impérialiste. Les Allemands ne résistèrent pas, car ils ne le pouvaient pas, et les Français envahirent la région industrielle sur laquelle pivotait l’économie allemande. Par suite, l’Allemagne et, jusqu’à un certain point, le reste de l’Europe, se trouvèrent en quelque sorte en état de guerre. L’économie allemande et, par ricochet, l’économie française, se trouvèrent désorganisées.

Cinq années après que la guerre impérialiste eut ébranlé le monde entier, soulevé les couches les plus retardataires des travailleurs mais sans les mener à la victoire, l’histoire fit en quelque sorte une nouvelle expérience, un nouvel examen. Je vais vous donner, semblait-elle dire, une courte répétition de la guerre impérialiste. J’ébranlerai dans ses fondements l’économie déjà profondément détraquée de l’Europe, et je vous donnerai, à vous prolétariat, Partis communistes, la possibilité de rattraper le temps perdu pendant ces dernières années. En 1923, en effet, la situation en Allemagne évolue brusquement et radicalement vers la révolution. La société bourgeoise est ébranlée jusque dans ses fondements. Le président du conseil des ministres, Stresemann, déclare ouvertement qu’il est à la tête du dernier gouvernement bourgeois d’Allemagne. Les fascistes disent : "Que les communistes viennent au pouvoir et après ce sera notre tour". L’existence nationale de l’Allemagne est complètement détraquée. On se souvient de la dégringolade du mark et du sort de l’économie allemande pendant cette période. Les masses affluent spontanément au Parti communiste. La social-démocratie, qui est actuellement la principale force au service de l’ancienne société, est scindée, affaiblie, n’a plus confiance en elle-même. Les ouvriers désertent ses rangs. Et maintenant quand on considère cette période qui embrasse presque toute l’année 1923, particulièrement la deuxième partie, après le mois de juin, après la cessation de la résistance passive, on se dit : l’histoire n’a jamais créé et ne créera probablement jamais de conditions plus favorables pour la révolution du prolétariat et la prise du pouvoir. Si l’on demandait à nos jeunes savants marxistes d’imaginer une situation plus favorable à la prise du pouvoir par le prolétariat, je crois bien qu’ils n’y arriveraient pas, à condition évidemment qu’ils opèrent sur des données réelles et non sur des données fantaisistes. Mais une chose a manqué. Le Parti communiste n’a pas été assez trempé, assez clairvoyant, assez résolu et assez combatif pour assurer l’intervention au moment nécessaire et la victoire. Et, par cet exemple, nous apprenons de nouveau à comprendre le rôle et l’importance d’une direction juste du Parti communiste, direction qui, au point de vue historique, est le dernier facteur, mais qui par l’importance est loin d’être le dernier facteur de la révolution prolétarienne.

L’échec de la Révolution allemande marque une nouvelle période dans le développement de l’Europe et, en partie, du monde entier. Nous avons caractérisé cette nouvelle période comme la période d’arrivée au pouvoir des éléments démocratico-pacifistes de la société bourgeoise. Les fascistes ont fait place aux pacifistes, aux démocrates, aux mencheviks, aux radicaux et autres partis petits-bourgeois. Certes, si la révolution avait triomphé en Allemagne, tout le chapitre historique que nous feuilletons maintenant aurait un contenu tout autre. Si même, en France, le gouvernement Herriot fût venu au pouvoir, il n’aurait pas eu la même physionomie et son existence eût été beaucoup plus courte, quoique je ne réponde pas de sa stabilité. Il en est de même de Mac Donald et de toutes les autres variétés du type démocratico-pacifiste.

Fascisme, démocratie, kérenskisme

Pour comprendre le changement qui s’est opéré, il faut savoir ce qu’est le fascisme et ce qu’est le réformisme pacifiste, que l’on appelle parfois kérenskisme. J’ai déjà donné une définition de ces conceptions courantes, mais je la répéterai. Car, sans une compréhension juste du fascisme et du néo-réformisme, on a inévitablement une perspective politique fausse.

Le fascisme peut, selon les pays, avoir des aspects divers, une composition sociale différente, c’est-à-dire se recruter parmi des groupes différents ; mais il est essentiellement le groupement combatif des forces que la société bourgeoise menacée fait surgir pour repousser le prolétariat dans la guerre civile. Quand l’appareil étatique démocratico-parlementaire s’empêtre dans ses propres contradictions internes, quand la légalité bourgeoise est une entrave pour la bourgeoisie elle-même, cette dernière met en action les éléments les plus combatifs dont elle dispose, les libère des freins de la légalité, les oblige à agir par toutes les méthodes de destruction et de terreur. C’est là le fascisme. Ainsi donc, le fascisme est I’état de guerre civile pour la bourgeoisie qui rassemble ses troupes, de même que le prolétariat groupe ses forces et ses organisations pour l’insurrection armée au moment de la prise du pouvoir. Par suite, le fascisme ne peut être de longue durée ; il ne peut être un état normal de la société bourgeoise, de même que l’état d’insurrection armée ne peut être l’état constant, normal, du prolétariat, et alors la bourgeoisie restaure progressivement son appareil étatique normal, ou bien la victoire du prolétariat, et alors il n’y a plus de place pour le fascisme, mais pour d’autres raisons. Comme nous le savons par notre expérience, le prolétariat victorieux dispose de moyens efficaces pour empêcher le fascisme d’exister et, à plus forte raison, de se développer. Ainsi donc, le remplacement du fascisme par " l’ordre " normal bourgeois était prédéterminé par le fait que les attaques du prolétariat, la première (1918-1921) comme la seconde (1923) avaient été repoussées. La société bourgeoise avait tenu bon et elle reprenait jusqu’à un certain point confiance. La bourgeoisie n’est pas aujourd’hui menacée assez directement en Europe pour armer et mettre en action les fascistes. Mais elle ne se sent pas assez solidement assise pour gouverner personnellement. Voilà pourquoi, entre deux actes du drame historique, le menchevisme est nécessaire. Le gouvernement Mac Donald est nécessaire à la bourgeoisie en Angleterre. Le Bloc des gauches lui est encore plus nécessaire en France.

Peut-on, néanmoins, considérer le gouvernement travailliste et le Bloc des gauches comme le régime du kérenskisme ? Nous avions donné conditionnellement cette dénomination au réformisme dont nous attendions l’avènement il y a environ trois ans, alors que nous escomptions la coïncidence de l’évolution parlementaire à gauche en France et en Angleterre avec les changements révolutionnaires en Allemagne. Cette coïncidence ne s’est pas produite par suite de la défaite de la Révolution allemande en octobre de l’année dernière. Parler maintenant de kérenskisme à propos du Bloc des gauches ou du gouvernement Mac Donald, c’est démontrer son inintelligence de la situation.

Qu’est-ce que le kérenskisme ? C’est un régime où la bourgeoisie, n’espérant plus ou n’espérant pas encore vaincre dans la guerre civile ouverte, fait les concessions les plus extrêmes et les plus risquées et transmet le pouvoir aux éléments les plus "gauches" de la démocratie bourgeoise. C’est le régime où l’appareil de répression échappe en fait aux mains de la bourgeoisie. Il est clair que le kérenskisme ne saurait être un état social durable. II doit se terminer, soit par la victoire des korniloviens (c’est-à-dire des fascistes pour l’Europe), soit par celle des communistes. Le kérenskisme est le prélude direct d’Octobre, quoique évidemment Octobre ne doive pas nécessairement, dans tous les pays, surgir du kérenskisme...

Peut-on, dans ce sens, qualifier de kérenskisme le régime de Mac Donald ou du Bloc des gauches ? Non. La situation en Angleterre n’est pas du tout ce qu’elle était en Russie en été 1917. Les forces du Parti communiste anglais ne permettent pas d’envisager la prise prochaine du pouvoir. Puisqu’il en est ainsi, il n’y a pas de base non plus pour le kornilovisme. Selon toute vraisemblance, Mac Donald cédera la place aux conservateurs ou aux libéraux. En France, l’état de l’appareil étatique et les forces du. Parti communiste ne permettent pas de supposer que le régime du Bloc des gauches évoluera directement et rapidement vers la révolution prolétarienne. La conception du kérenskisme est évidemment, en l’occurrence, hors de mise. Il faudrait un sérieux revirement des événements pour que l’on puisse parler de kérenskisme.

En conséquence, une question, capitale maintenant, se pose à nous : qu’est-ce que cette période actuelle de réformisme ? Quelles sont ses bases ? Ce régime peut-il se consolider, peut-il devenir un état normal pendant une série d’années – ce qui impliquerait évidemment un retard correspondant de la révolution prolétarienne ? C’est là la question cardinale du moment présent. Comme je l’ai déjà dit, elle ne peut être résolue uniquement sur le terrain subjectif, c’est-à-dire d’après nos désirs, d’après notre envie de changer la situation. Et, en l’occurrence, comme toujours, l’analyse objective, l’appréciation de ce qui est, de ce qui change, de ce qui devient doit être le postulat de notre action. Essayons donc d’aborder la question de ce point de vue.

De quoi dépend le sort du réformisme "européen" ?

Ce sont maintenant les réformistes qui sont au pouvoir dans les principaux pays européens. Le réformisme présuppose certaines concessions de la part des classes possédantes aux classes non possédantes, quelques "sacrifices" modestes de l’Etat bourgeois en faveur de la classe ouvrière. Peut-on penser que, dans l’Europe actuelle, incomparablement plus pauvre qu’avant la guerre, il y ait une base économique pour de larges et profondes réformes sociales ? Les réformistes eux-mêmes, tout au moins sur le continent, parlent très peu de ces réformes. Si l’on envisage maintenant des " réformes sociales " c’est plutôt dans le camp bourgeois : on se propose de supprimer la journée de huit heures ou tout au moins d’y apporter les correctifs qui, en fait, la rendront inexistante. Mais il est une question pratique qui a des affinités avec les " réformes " et qui est une question de vie ou de mort pour les ouvriers européens et avant tout pour les ouvriers d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, de Tchécoslovaquie, de Pologne et même de France. Cette question, c’est celle de la stabilisation des changes. La stabilisation de la monnaie fiduciaire, mark, couronne ou franc, entraîne celle des salaires et les empêche de se déprécier. C’est là une question capitale pour tout le prolétariat de l’Europe continentale. Il est indubitable que les succès relatifs et essentiellement précaires obtenus dans la stabilisation de la monnaie sont une des principales bases de l’ère réformiste pacifiste. Si en Allemagne le mark s’effondrait, la situation révolutionnaire se représenterait intégralement, et si le franc français continuait à dégringoler comme il l’a fait il y a quelques mois, le sort du ministère Herriot serait encore plus problématique que maintenant.

La question du néo-réformisme qui se pose à nous doit être par conséquent formulée ainsi : sur quoi est fondé l’espoir d’une consolidation d’un équilibre économique relatif et temporaire et, en particulier, I’espoir de la stabilisation de la monnaie et des salaires ? Qu’est-ce qui autorise cet espoir et dans quelle mesure est-il fondé ? Cette question nous amène à considérer le facteur capital de l’histoire contemporaine de l’humanité : les Etats-Unis. Vouloir raisonner sur le sort de l’Europe et du prolétariat mondial sans tenir compte de la force et de l’importance des Etats-Unis, c’est, dans un certain sens, compter sans le maître. Car, le maître de l’humanité capitaliste, c’est New York et Washington, c’est le gouvernement américain. Nous le voyons maintenant, par exemple, par le Plan des Experts. L’Europe, hier encore, si puissante et si fière de sa culture et de son passé historique doit maintenant, pour se tirer de l’impasse, des contradictions et des malheurs qu’elle a attirés elle-même sur sa tête, faire venir d’outre-atlantique un général Dawes qui n’est peut-être pas très intelligent, qui n’a peut-être même aucune intelligence. Cet homme arrive, il s’assied à table en arbitre souverain et même, comme le disent quelques-uns, met ses jambes sur la table et établit un tableau exact des modes et des délais de restauration de l’Europe. Puis, il présente ce tableau aux gouvernements européens pour qu’ils s’y conforment. Et ils s’y conformeront. Hughes, le ministre américain des Affaires étrangères, fait un voyage non officiel en Europe et, pendant ce temps, Mac Donald et Herriot organisent une conférence archi-officielle. Derrière la conférence, dans les coulisses, se tient Hughes, qui exige et ordonne. Pourquoi ? Parce qu’il a la force. En quoi consiste cette force ? Dans le capital, dans la richesse, dans une puissance économique formidable [1]. Le développement antérieur de l’Europe et du monde entier s’effectuait, dans une mesure considérable, sous la direction de l’Angleterre. La première, l’Angleterre avait su largement utiliser le charbon et le fer et, par suite, s’assurer pour longtemps la direction du monde. En d’autres termes, elle réalisait politiquement sa prépondérance économique et en tirait parti dans ses rapports internationaux. Elle dominait en Europe en opposant un pays à l’autre, en consentant ou en refusant des emprunts, en finançant la lutte contre la Révolution française, etc. Elle avait la haute main sur le monde entier. Mais sa prépondérance au moment de son plus grand épanouissement n’est rien en comparaison de celle dont les Etats-Unis disposent actuellement sur le reste du monde, l’Angleterre y comprise. Et c’est là la question capitale de l’histoire européenne et mondiale. Ne pas la comprendre, c’est être incapable de comprendre le prochain chapitre de notre histoire. Ce n’est pas par l’effet du hasard que le général Dawes a franchi l’Océan, que nous sommes obligés de savoir qu’il s’appelle Dawes et qu’il a le titre de général. Il a avec lui plusieurs banquiers américains, qui examinent les papiers des gouvernements européens et déclarent : nous ne permettrons pas ceci, nous exigeons cela. Pourquoi ce ton autoritaire ? Tout le système des réparations échouera si l’Amérique n’effectue pas le premier versement 800 millions de marks-or pour assurer la monnaie allemande. De l’Amérique dépend la stabilisation ou la chute du franc, et aussi, dans une moindre mesure, de la livre sterling. Or, le mark, le franc et la livre sterling jouent un certain rôle dans la vie des peuples.

L’impérialisme "pacifiste" des Etats-Unis

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Amérique s’est engagée entièrement et définitivement dans la voie d’une politique impérialiste mondiale active. Le revirement de sa politique remonte aux dernières années du XIXe siècle.

La guerre hispano-américaine a eu lieu en 1898 ; les Etats-Unis se sont alors emparés de Cuba et, par là même, se sont assuré la clé du canal de Panama et, par suite, une issue dans l’Océan Pacifique, vers la Chine, vers le continent asiatique. En 1900, l’exportation des produits industriels a, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, dépassé leur importation. Et, ainsi, l’Amérique a pu entreprendre une politique mondiale active.

En 1903, l’Amérique détache de la Colombie la province de Panama, dont elle fait proclamer et reconnaître l’indépendance. Elle agit de même aux îles Hawaï et, me semble-t-il, aux îles Samoa. Quand elle veut annexer un territoire étranger ou mettre un pays en tutelle, elle organise une petite révolution indigène, puis intervient pour pacifier le pays, – ce que fait maintenant Dawes pour l’Europe ruinée par la guerre menée avec l’aide de l’Amérique. En 1903, les Etats-Unis s’assurent ainsi l’isthme de Panama, procèdent au percement du canal, dont l’achèvement, en 1920, ouvre, au sens véritable du mot, un nouveau chapitre dans l’histoire de l’Amérique et de tout le globe terrestre. Les Etats-Unis ont radicalement corrigé la géographie dans l’intérêt de l’impérialisme américain, Comme on le sait, leur industrie est concentrée dans la partie orientale du pays, vers l’Atlantique. La partie occidentale est surtout agricole. Les Etats-Unis sont principalement attirés vers la Chine, qui a une population de 400 millions et des richesses incalculables. Par le canal de Panama, leur industrie s’ouvre vers l’Occident une voie maritime qui leur permet une économie de plusieurs milliers de kilomètres. Les années 1898, 1900, 1914 et 1920 sont des dates marquant les principales étapes de la voie de l’impérialisme où se sont engagés délibérément les Etats-Unis. De ces étapes, la guerre mondiale a été la plus importante. Les Etats-Unis n’y sont entrés qu’à la dernière heure, ils ont attendu trois ans avant de sortir de leur " neutralité ". Bien plus, deux mois avant leur intervention, Wilson déclarait qu’il ne pouvait être question de la participation de l’Amérique la folie sanglante des peuples européens. Trois années durant, les Etats-Unis se sont contentés de convertir méthodiquement en dollars le sang des " fous " d’Europe. Mais, au moment où la guerre menaçait de se terminer par la victoire de l’Allemagne, leur rival le plus dangereux, les Etats-Unis sont intervenus, et c’est ce qui a décidé de l’issue de la lutte.

Fait remarquable : c’est dans un but intéressé que l’Amérique a alimenté la guerre par son industrie ; c’est dans un but intéressé qu’elle est intervenue, afin d’écraser un concurrent redoutable ; et, pourtant, elle a conservé une solide réputation de pacifisme. C’est là un des paradoxes de l’histoire, paradoxe qui n’a et n’aura rien de réjouissant pour nous. L’impérialisme américain, essentiellement brutal, impitoyable, rapace, a, grâce aux conditions spéciales de l’Amérique, la possibilité de se draper dans le manteau du pacifisme, ce que ne peuvent faire les aventuriers impérialistes de l’Ancien Monde. Il y a à cela des raisons géographiques et historiques. Les Etats-Unis n’ont pas eu besoin d’entretenir d’armée terrestre. Pourquoi ? Parce qu’ils sont séparés par d’immenses océans de leurs rivaux. L’Angleterre est une île, et c’est là un des facteurs déterminants de son caractère, en même temps qu’un de ses principaux avantages. Les Etats-Unis sont aussi une vaste île par rapport au groupe des anciennes parties du monde. L’Angleterre se protège par sa flotte. Mais, si l’on parvient à percer son front naval, il est facile de la conquérir, car elle ne représente qu’une étroite bande de terre. Mais essayez de conquérir les Etats-Unis ! C’est une île qui a en même temps tous les avantages de la Russie, l’immensité du territoire. Même sans flotte, les Etats-Unis seraient presque invulnérables, par suite de leur vaste superficie. Voilà la raison géographique essentielle qui leur a permis de s’affubler de ce masque de pacifisme. En effet, contrairement à l’Europe et aux autres pays, l’Amérique, jusqu’à présent, n’avait pas d’armée. Et si elle vient d’en créer une, c’est qu’on l’y a forcée. Qui l’y a forcée ? Les barbares, le kaiser, les impérialistes allemands.

C’est dans l’histoire qu’il faut chercher la seconde raison de la réputation de pacifisme des Etats-Unis. Ces derniers sont intervenus sur l’arène mondiale, alors que le globe terrestre tout entier était déjà conquis, partagé et opprimé. C’est pourquoi l’avance impérialiste des Etats-Unis s’effectue sous les mots d’ordre : " Liberté des mers ", " Portes ouvertes ", etc., etc. Aussi, quand l’Amérique est obligée d’accomplir ouvertement une canaillerie militariste, la responsabilité aux yeux de la population et, dans une certaine mesure, de l’humanité tout entière, en incombe uniquement aux citoyens retardataires du reste du monde.

Wilson a aidé à achever l’Allemagne, puis il est arrivé en Europe armé de ses quatorze points, où il promettait le bonheur général, la paix universelle, le châtiment du kaiser criminel, proclamait le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, le règne de la justice, etc. Et, durant de longs mois, les petits-bourgeois et même une grande partie des ouvriers européens, crurent en l’évangile de Wilson. Représentant du capital américain, qui s’était souillé de sang en attisant la guerre européenne, ce professeur de province apparut en Europe comme l’apôtre du pacifisme et de la réconciliation. Et tous disaient : Wilson donnera la paix, Wilson restaurera l’Europe. Mais Wilson ne réussit pas du premier coup à obtenir ce qu’est venu maintenant réaliser le général Dawes avec son escorte de banquiers et, froissé, il tourna le dos à l’Europe et rentra chez lui. Quelles ne furent pas alors les clameurs des démocrates-pacifistes et des social-démocrates contre la folie de la bourgeoisie européenne, qui n’avait pas voulu s’entendre avec Wilson et n’avait pas su réaliser la pacification et le bonheur de l’Europe !

Wilson fut écarté. Le parti républicain vînt au pouvoir. L’Amérique traversa alors une période de prospérité commerciale et industrielle basée presque uniquement sur le marché intérieur, c’est-à-dire sur un équilibre temporaire entre l’industrie et l’agriculture, entre l’Est et l’Ouest du pays. Cette prospérité ne dura que deux ans : elle prit fin en 1923. Mais, depuis le printemps dernier, il s’est manifesté des indices indubitables d’une crise commerciale et industrielle, précédée d’ailleurs par une forte crise agraire qui a frappé cruellement les régions agricoles du pays. Et, comme toujours, cette crise a donné à l’impérialisme une nouvelle impulsion vivifiante, Le capital financier des Etats-Unis a expédié ses représentants en Europe pour parachever l’œuvre commencée pendant la guerre impérialiste et continuée par la paix de Versailles, c’est-à-dire la mise en tutelle économique de l’Europe.

Le plan des Etats-Unis : mettre l’Europe à la portion congrue

Que veut le capital américain ? A quoi tend-il ? Il cherche, dit-on, la stabilité. Il veut rétablir le marché européen dans son intérêt, il veut rendre à l’Europe sa capacité d’achat. De quelle façon ? Dans quelles limites ? En effet, le capital américain ne peut vouloir se faire de l’Europe un concurrent. Il ne peut admettre que l’Angleterre et, à plus forte raison, l’Allemagne et la France, recouvrent leurs marchés mondiaux, parce que lui-même est à l’étroit, parce qu’il exporte des produits et s’exporte lui-même. Il vise à la maîtrise du monde, il veut instaurer la suprématie de l’Amérique sur notre planète. Que doit-il faire à l’égard de l’Europe ? Il doit, dit-on, la pacifier. Comment ? Sous son hégémonie. Qu’est-ce que cela signifie Qu’il doit permettre à l’Europe de se relever, mais dans des limites bien déterminées, lui accorder des secteurs déterminés, restreints, du marché mondial. Le capital américain commande maintenant aux diplomates. Il se prépare à commander également aux banques et aux trusts européens, à toute la bourgeoisie européenne. C’est ce à quoi il tend. Il assignera aux financiers et aux industriels européens des secteurs déterminés du marché. Il réglera leur activité. En un mot, il veut réduire l’Europe capitaliste à la portion congrue, autrement dit, lui indiquer combien de tonnes, de litres ou de kilogrammes de telle ou telle matière elle a le droit d’acheter et de vendre. Déjà, dans les thèses pour le 3e Congrès de l’I.C., nous écrivions que l’Europe est balkanisée. Cette balkanisation se poursuit maintenant. Les Etats des Balkans ont toujours eu des protecteurs dans la personne de la Russie tsariste ou de l’Autriche-Hongrie, qui leur imposaient le changement de leur politique, de leurs gouvernants ou même de leurs dynasties (Serbie). Maintenant, l’Europe se trouve dans une situation analogue à l’égard des Etats-Unis et en partie de la Grande-Bretagne. Au fur et à mesure que se développeront leurs antagonismes, les gouvernements européens iront chercher aide et protection à Washington et à Londres ; le changement des partis et des gouvernements sera déterminé en dernière analyse par la volonté du capital américain, qui indiquera à l’Europe combien elle doit boire et manger... Le rationnement, nous le savons par expérience, n’est pas toujours très agréable. Or, la ration strictement limitée qu’établiront les Américains pour les peuples d’Europe s’appliquera également aux classes dominantes non seulement d’Allemagne et de France, mais aussi, finalement, de Grande-Bretagne. L’Angleterre doit envisager cette éventualité. Mais maintenant l’Amérique, dit-on, marche avec l’Angleterre ; il s’est formé un bloc anglo-saxon, il existe un capital anglo-saxon, une politique anglo-saxonne ; l’antagonisme essentiel du monde est celui qui divise l’Amérique et le Japon. Parler ainsi, c’est montrer son incompréhension de la situation. L’antagonisme capital du monde est l’antagonisme anglo-américain. C’est ce que montrera de plus en plus nettement l’avenir.

L’impérialisme américain et la social-démocratie européenne

Mais avant d’aborder cette question importante, examinons quel est le rôle que réserve le capital américain aux radicaux et aux menchéviks européens, à la social-démocratie dans cette Europe qui va être réduite à la portion congrue.

La social-démocratie est chargée de préparer cette nouvelle situation, c’est-à-dire d’aider politiquement le capital américain à rationner l’Europe. Que fait en effet en ce moment la social-démocratie allemande et française, que font les socialistes de toute l’Europe ? Ils s’éduquent et s’efforcent d’éduquer les masses ouvrières dans la religion de l’américanisme ; autrement dit, ils font de l’américanisme, du rôle du capital américain en Europe, une nouvelle religion politique. Ils s’efforcent de persuader les masses laborieuses que, sans le capital américain, essentiellement pacificateur, sans les emprunts de l’Amérique, l’Europe ne pourra tenir le coup. Ils font opposition à leur bourgeoisie, comme les social-patriotes allemands, non pas du point de vue de la révolution prolétarienne, non pas même pour obtenir des réformes, mais pour montrer que cette bourgeoisie est intolérable, égoïste, chauvine et incapable de s’entendre avec le capital américain pacifiste, humanitaire, démocratique. C’est là la question fondamentale de la vie politique de l’Europe et particulièrement de l’Allemagne. En d’autres termes, la social-démocratie européenne devient actuellement l’agence politique du capital américain. Est-ce là un fait inattendu ? Non, car la social-démocratie, qui était l’agence de le bourgeoisie, devait fatalement, dans sa dégénérescence politique, devenir l’agence de la bourgeoisie la plus forte, la plus puissante, de la bourgeoisie de toutes les bourgeoisies, c’est-à-dire de la bourgeoisie américaine. Comme le capital américain assume la tâche d’unifier, de pacifier l’Europe, de lui apprendre à résoudre les questions des réparations et autres et qu’il tient les cordons de la bourse, la dépendance de la social-démocratie à l’égard de la bourgeoisie allemande en Allemagne, de la bourgeoisie française en France, devient de plus en plus une dépendance à l’égard du maître de ces bourgeoisies. Le capital américain est maintenant le patron de l’Europe. Et il est naturel que la social-démocratie tombe politiquement sous la dépendance du patron de ses patrons. C’est là le fait essentiel pour l’intelligence de la situation actuelle et de la politique de la IIe Internationale. Ne pas s’en rendre compte, c’est ne pouvoir comprendre les événements d’aujourd’hui et de demain, c’est ne voir que la surface des choses et se satisfaire de phrases générales.

La social-démocratie prépare le terrain au capital américain, se fait son héraut, parle de son rôle salutaire, lui fraye la voie, l’accompagne de ses vœux, le glorifie. Ce n’est pas là un travail de peu d’importance. Auparavant, l’impérialisme se faisait frayer la voie par des missionnaires, que les sauvages ordinairement fusillaient, parfois même dévoraient. Pour venger leur mort, on expédiait alors des troupes, puis des marchands et des administrateurs. Pour coloniser l’Europe, pour en faire son dominion, le capital américain n’a pas besoin d’y expédier des missionnaires. Sur place, il y a déjà un parti dont la tâche est de prêcher aux peuples l’évangile de Wilson, l’évangile de Coolidge, l’Ecriture Sainte des Bourses de New-York et de Chicago. C’est en cela que consiste la mission actuelle du menchévisme européen. Mais, service pour service ! Les menchéviks retirent de leur dévouement de nombreux avantages. Ainsi, tout dernièrement, pendant les périodes de guerre civile aiguë, la social-démocratie allemande a dû assumer la défense armée de sa bourgeoisie, de cette même bourgeoisie qui marchait la main dans la main avec les fascistes. Noske, en effet, est une figure symbolique de la politique d’après-guerre de la social-démocratie allemande. Aujourd’hui, cette dernière a un rôle tout autre : elle peut se permettre le luxe de faire de l’opposition. Elle critique sa bourgeoisie et, par là, met une certaine distance entre elle et les partis du capital. Comment la critique-t-elle ? Tu es égoïste, intéressée, stupide, malfaisante, lui dit-elle ; mais, par delà l’Atlantique, il y a une bourgeoisie riche et puissante, humanitaire, réformiste, pacifiste, qui de nouveau vient à nous, qui veut nous donner 800 millions de marks pour restaurer notre monnaie et tu te dresses sur tes ergots, tu oses te rebiffer contre elle quand tu as plongé notre patrie dans la misère. Nous te démasquerons impitoyablement devant les masses populaires allemandes. Et cela, elle le dit d’un ton presque révolutionnaire, en défendant la bourgeoisie américaine.

Il en est de même en France. Evidemment, comme la situation politique y est plus favorable et que le franc n’est pas encore trop déprécié, la social-démocratie y joue son rôle en sourdine, mais en réalité elle fait exactement la même chose que la social-démocratie allemande. Le parti de Léon Blum, Renaudel, Jean Longuet porte entièrement la responsabilité de la paix de Versailles et de l’occupation de la Ruhr. En effet, il est incontestable que le gouvernement Herriot, soutenu par les socialistes, est pour le maintien de l’occupation de la Ruhr. Mais, à présent, les socialistes français ont la possibilité de dire à leur allié Herriot : " Les Américains exigent que vous évacuiez la Ruhr à certaines conditions ; faites-le ; maintenant, nous aussi, nous l’exigeons ". Ils l’exigent non pas pour manifester la volonté et la force du prolétariat français, mais pour subordonner la bourgeoisie française à la bourgeoisie américaine. N’oubliez pas en outre que la bourgeoisie française doit trois milliards 700 millions de dollars à la bourgeoisie américaine. C’est là une somme importante. L’Amérique peut, quand elle le voudra, faire dégringoler le franc. Certes, elle ne le fera pas ; elle est venue en Europe pour y instaurer l’ordre et non pas pour accumuler des ruines. Elle ne le fera pas ; mais elle pourra le faire, si elle le veut. Tout dépend d’elle. C’est pourquoi, devant cette dette énorme, les arguments de Renaudel, Blum et consorts paraissent assez convaincants à la bourgeoisie française.

En même temps, la social-démocratie en Allemagne, en France et ailleurs, obtient la possibilité de s’opposer à sa bourgeoisie, de mener sur des questions concrètes une politique "d’opposition" et, par là même, de gagner la confiance d’une certaine partie de la classe ouvrière.

Bien plus, les partis menchéviks des différents pays de l’Europe ont maintenant certaines possibilités d’ " actions " communes. Maintenant déjà, la social-démocratie européenne représente une organisation assez unie. C’est là en quelque sorte un fait nouveau. En effet, depuis dix ans, depuis le début de la guerre impérialiste, elle n’avait pu intervenir en bloc. Maintenant, elle le peut et les menchéviks interviennent pour soutenir en chœur l’Amérique, son programme, ses revendications, son pacifisme, sa grande mission. Aussi la IIe Internationale, ce demi-cadavre, se galvanise-t-il quelque peu. De même que l’Internationale d’Amsterdam, elle se restaure. Certes, elle ne sera pas ce qu’elle était avant la guerre. Elle n’aura plus sa force d’autrefois ; il est impossible de ressusciter le passé et de rayer de l’histoire l’Internationale Communiste. Il est impossible d’effacer la guerre impérialiste, qui a été un coup terrible pour la IIe Internationale. Néanmoins, cette dernière s’efforce de se remonter, de se remettre debout, de marcher avec les béquilles américaines. Pendant la guerre impérialiste, les social-démocraties allemande et française étaient ouvertement liées à leurs bourgeoisies respectives. Pouvait-il y avoir une Internationale quand les différents partis se combattaient, s’accusaient, se vilipendaient les uns les autres ? Il n’y avait aucune possibilité de revêtir le masque de l’internationalisme. Au moment de la conclusion de la paix, il en était de même. Versailles ne fut que la fixation des résultats de la guerre impérialiste dans les documents diplomatiques. Y avait-il place alors pour la solidarité ? Certes non ! Dans la période d’occupation de la Ruhr, il en était de même. Mais maintenant, le capital américain vient en Europe et déclare : Peuples, voilà un plan de réparations ; messieurs les mencheviks, voilà un programme. Et ce programme, la social-démocratie l’accepte comme base de son activité. Ce nouveau programme unifie les social-démocraties française, allemande, anglaise, hollandaise, suisse. En effet, chaque petit-bourgeois suisse espère que sa patrie pourra vendre plus de montres quand les Américains auront rétabli l’ordre et la paix en Europe. Et toute la petite bourgeoisie, qui s’exprime par la social-démocratie, retrouve son unité spirituelle dans le programme de l’américanisme. En d’autres termes, la IIe Internationale a maintenant un programme d’unification : celui que le général Dawes lui a apporté de Washington.

De nouveau, le même paradoxe quand le capitalisme américain intervient pour une œuvre de rapine, il a l’entière possibilité de le faire en se faisant passer pour un réorganisateur, un pacificateur, un réalisateur des aspirations humanitaires, tout en créant pour la social-démocratie une plate-forme incomparablement plus avantageuse que la plate-forme nationale qu’adoptait hier cette dernière. La bourgeoisie nationale est là, tout le monde peut la voir, tandis que le capital américain est éloigné, il est difficile de connaître ses affaires, qui ne sont pas toujours des plus propres ; mais en Europe, il intervient en qualité de pacificateur ; sa puissance colossale, sans précédent dans l’histoire, sa richesse surtout, en imposent aux petits-bourgeois, aux social-démocrates. Je vous dirai en passant que durant cette dernière année j’ai été obligé, par mes fonctions, d’avoir des entretiens avec quelques sénateurs américains des partis républicains et démocrates. Extérieurement, ce sont des provinciaux. Je ne suis pas sûr qu’ils connaissent la géographie de l’Europe, je croirais plutôt que non, mais quand ils parlent politique, ils s’expriment ainsi : "J’ai dit à Poincaré", " J’ait fait remarquer à Curzon " " J’ai expliqué à Mussolini ". En Europe, ils se sentent comme en pays conquis. Un fabricant enrichi de lait condensé, de conserves ou autres produits, parle sur un ton protecteur des politiciens bourgeois les plus influents de l’Europe. Il prévoit qu’il sera bientôt le maître, il se sent déjà le maître. Et c’est pourquoi les calculs de la bourgeoisie anglaise, qui espère conserver son rôle dirigeant, seront déjoués.

Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne

L’antagonisme mondial le plus important est celui qui existe entre les intérêts des Etats-Unis et ceux de l’Angleterre. Pourquoi ? Parce que l’Angleterre est encore le pays le plus riche et le plus puissant après les Etats-Unis. C’est le principal rival de l’Amérique, le principal obstacle dans sa voie. Si l’on arrive à saper la puissance de l’Angleterre, à la mater ou même à la renverser, que restera-t-il ? [2] Certes, les Etats-Unis triompheront du Japon. Ils ont tous les atouts en mains : l’argent, le fer, le charbon, le naphte ; ils sont avantagés politiquement dans leurs rapports avec la Chine, qu’ils veulent " libérer " du Japon. L’Amérique libère toujours quelqu’un : c’est, en quelque sorte, sa profession. Ainsi donc, le principal antagonisme est celui qui divise les Etats-Unis et l’Angleterre. Il s’aggrave de jour en jour. La bourgeoisie anglaise ne se sent pas très à son aise depuis le traité de Versailles. Elle sait ce que vaut la monnaie sonnante et trébuchante, et elle ne peut pas ne pas voir que le dollar l’emporte sur la livre sterling. Elle sait que cette supériorité se traduira infailliblement dans la politique. Elle a exploité elle-même à fond la puissance de la livre sterling dans sa politique internationale, et maintenant elle sent que s’ouvre l’ère du dollar. Elle cherche à se consoler, à se bercer d’illusions. Ainsi les journaux anglais les plus sérieux disent : Oui, les Américains sont très riches, mais ce ne sont en fin de compte que des provinciaux. Ils ne connaissent pas les voies de la politique mondiale. Nous, Anglais, nous avons incomparablement plus d’expérience. Les Yankees ont besoin de nos conseils, ce notre direction, et, nous, Anglais, nous guiderons dans les voies de la politique mondiale ces parents de province soudainement enrichis – ce qui ne nous empêchera pas de conserver notre situation dominante et de toucher par-dessus le marché un bon courtage. Certes, il y a là une part de vérité. Comme je l’ai déjà dit, il n’est pas certain que les sénateurs américains connaissent la géographie de l’Europe ; or, pour faire de grandes affaires sur notre continent, il est nécessaire d’en connaître la géographie. Mais, est-ce si difficile pour une classe possédante d’acquérir des connaissances ? Quand la bourgeoisie s’enrichit rapidement, il ne lui est pas difficile de s’instruire dans les sciences et les arts. Les fils de nos Morozov et Mamontov ressemblaient presque à des lords héréditaires. C’est pour la classe opprimée, c’est pour le prolétariat qu’il est difficile de se développer, de s’assimiler tous les éléments de la culture.

Mais cela est aisé pour une classe possédante, surtout quand elle est aussi opulente que la bourgeoisie américaine. Cette dernière trouvera, formera ou s’achètera des spécialistes dans toutes les branches. L’Américain ne fait que commencer à se rendre compte de son importance mondiale ; chez lui aussi, la " conscience " retarde sur la "réalité". Il faut considérer la question non pas telle qu’elle se présente sous nos yeux en ce moment, mais dans ses perspectives. Or, l’Américain ne tardera pas à comprendre entièrement sa force et, par suite, son rôle.

La puissance économique des Etats-Unis ne s’est pas encore entièrement fait sentir, mais elle se fera sentir sur tout. Ce dont dispose maintenant l’Europe capitaliste dans la politique mondiale représente les restes de sa puissance économique d’hier, de son ancienne influence mondiale, qui ne correspond plus aux conditions matérielles d’aujourd’hui. L’Amérique, il est vrai, n’a pas encore appris à réaliser sa puissance. Mais elle l’apprend rapidement au détriment de l’Europe. Quelque temps encore, elle aura besoin de l’Angleterre pour la guider dans les voies de la politique mondiale. Mais il ne lui faudra pas longtemps pour l’égaler et la dépasser dans ce domaine. Une classe possédante qui s’élève change rapidement de caractère, de physionomie et de méthodes d’action. Voyez, par exemple, la bourgeoisie allemande. Y a-t-il si longtemps que les Allemands étaient considérés comme de timides rêveurs aux yeux bleus, comme un peuple de poètes et de penseurs ? Or, quelques dizaines d’années de développement capitaliste ont suffi pour faire de la bourgeoisie allemande la classe impérialiste la plus cuirassée, la plus brutale, la plus agressive. Le châtiment, il est vrai, ne s’est pas fait longtemps attendre. Et, de nouveau, le caractère du bourgeois allemand a changé. Il s’assimile rapidement sur l’arène européenne toutes les habitudes et tous les procédés d’un chien battu. La bourgeoisie anglaise est plus sérieuse. Son caractère s’est formé au cours de plusieurs siècles. Son sentiment de classe est profondément ancré en elle et il sera plus difficile de lui faire perdre sa mentalité de maîtresse de l’Univers. Mais les Américains y arriveront quand ils le voudront, et ils le voudront bientôt.

Vainement, le bourgeois anglais se console en pensant qu’il dirigera l’Américain inexpérimenté. Certes, il y aura une période de transition, mais l’important ce n’est pas l’expérience diplomatique, c’est la force réelle, c’est le capital, c’est l’industrie. Or, les Etats-Unis occupent économiquement la première place dans le monde. Leur production des objets de première nécessité varie du tiers aux deux tiers de la production de l’humanité. Ils produisent les deux tiers (en 1923 même 72 %) du naphte, qui joue maintenant un rôle militaire et industriel exceptionnel. Ils se plaignent, il est vrai, que leurs sources de naphte s’épuisent. Les premiers temps après la guerre, je croyais que ces plaintes n’étaient qu’une façon de préparer l’opinion à une mainmise sur le naphte des autres pays. Pourtant, les géologues confirment que, si l’Amérique continue à consommer du naphte dans les proportions actuelles, elle n’en a plus que pour 25 à 40 ans. Mais, à l’expiration de ce délai, grâce à son industrie et à sa flotte, elle aura déjà le temps d’enlever aux autres pays tout leur naphte, de sorte qu’il n’y a pas lieu de nous inquiéter à son sujet.

La situation mondiale des Etats-Unis s’exprime par des chiffres indiscutables. Ainsi, la production de blé de l’Amérique représente le quart de la production mondiale, celle de l’avoine le tiers, celle du maïs les trois quarts. Les Etats-Unis produisent la moitié du charbon du monde, la moitié du minerai de fer, 60 % de la fonte, 60 % de l’acier, 60 % du cuivre, 47 % du zinc. Leur réseau ferroviaire représente 37 % du réseau mondial. Leur flotte commerciale, qui n’existait presque pas avant la guerre, représente maintenant plus de 25 % du tonnage mondial. Enfin, les Etats-Unis possèdent 84 % des automobiles du monde entier. Si, pour l’extraction de l’or, ils occupent une place relativement modeste (14 %), il ne faut pas oublier que, grâce à leur balance commerciale active, ils ont concentré 44,2 % de l’or existant dans le monde. Leur revenu national est deux fois et demie plus considérable que celui de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne et du Japon pris ensemble. Ces chiffres décident tout. Ils frayeront la voie à l’Amérique et sur terre, et sur mer, et dans l’air.

Que présagent-ils pour la Grande-Bretagne ? Rien de bon. Ils signifient que l’Angleterre n’évitera pas le sort des autres pays capitalistes, qu’elle devra accepter la portion congrue. Mais quand elle devra ouvertement s’y résigner, on fera appel non pas à Curzon, car il est trop intransigeant, mais à Mac Donald. Les politiciens bourgeois anglais ne voudront jamais faire accepter cette humiliation à leur pays. Il faudra la pieuse éloquence de Mac Donald, de Henderson, des fabians, pour faire pression sur la bourgeoisie anglaise et persuader les ouvriers anglais : " Allons-nous guerroyer avec l’Amérique ? diront-ils. Non, nous sommes pour la paix, nous sommes pour un accord ". Or, que sera l’accord avec l’oncle Sam ? Les chiffres précités le montrent éloquemment. " Accepte la portion congrue, voilà le seul accord possible, Et si tu ne le veux pas, prépare-toi à la guerre. "

Jusqu’à présent, l’Angleterre a reculé pas à pas devant I’Amérique. Ainsi, tout récemment, le président Harding a invité la France, le Japon et l’Angleterre à Washington, et a proposé tranquillement à cette dernière de limiter le développement de sa flotte. Avant la guerre, on le sait, l’Angleterre s’en tenait au principe d’après lequel sa flotte de guerre devait être supérieure aux flottes réunies des deux puissances navales les plus fortes après elle. Les Etats-Unis ont mis fin à cet état de choses. A Washington, Harding a, comme il convient, commencé son discours en disant que " la conscience de la civilisation s’était éveillée " et l’a terminé en déclarant : La proportion de nos forces navales sera la suivante Angleterre, 5 ; Etats-Unis, 5 (en attendant) ; France, 3 ; Japon, 3. Pourquoi cette corrélation ? Avant la guerre, la flotte américaine était beaucoup plus faible que la flotte anglaise. Pendant la guerre, elle a considérablement augmenté. Quand les Anglais parlent du danger que présente la flotte des Américains, ces derniers répondent : " Pourquoi avons-nous construit cette flotte ? N’est-ce pas pour défendre les Iles Britanniques des sous-marins allemands ? " Voilà pourquoi, soi-disant, cette flotte a été construite. Mais elle peut servir également pour d’autres buts.

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils eu recours au programme de limitation des armements de Washington ? Ce n’est pas parce qu’ils ne pouvaient pas construire assez rapidement des navires de guerre, de grands vaisseaux de ligne. Dans le domaine de la construction, personne ne peut songer à les égaler. Mais il est impossible de créer, d’instruire et de former rapidement les cages nécessaires de marins ; pour cela, il faut du temps, et c’est là la raison de la trêve de dix années que se sont donnée les Américains à Washington. Lorsqu’elles défendaient le programme de limitation des armements navals, les revues américaines écrivaient en substance. : " Si vous ne voulez pas vous mettre d’accord avec nous, nous ferons des navires de guerre comme des petits pains. " Quant à la réponse de la revue maritime anglaise officielle, elle était à peu près celle-ci : " Nous sommes prêts à un accord pacifique, pourquoi nous menacer ? " Cette réponse reflète la nouvelle mentalité des dirigeants anglais. Ils s’accoutument à l’idée qu’il faut se soumettre à l’Amérique et que, le plus qu’on puisse réclamer de cette dernière, c’est d’être courtoise. C’est également tout ce que la bourgeoisie européenne pourra espérer demain de l’Amérique.

Dans sa rivalité avec les Etats-Unis, l’Angleterre ne peut que reculer. Par ces reculs successifs, le capital anglais s’achète une participation aux affaires du capital américain, et ainsi on a l’impression d’un bloc capitaliste anglo-saxon. La façade est sauvée, et cela non sans profit, car l’Angleterre touche des bénéfices importants, mais elle doit se replier devant l’Amérique, lui céder la place. L’Amérique renforce ses positions mondiales, l’Angleterre faiblit. Tout récemment, elle a renoncé à fortifier Singapour. Or, Singapour, c’est la clé de l’Océan Indien et du pacifique, une des bases les plus importantes de la politique anglaise en Extrême-Orient. Mais l’Angleterre peut mener sa politique dans le Pacifique, soit avec le Japon contre l’Amérique, soit avec l’Amérique contre le Japon. Des sommes formidables avaient été assignées pour les fortifications de Singapour. Placé dans l’alternative de marcher avec l’Amérique contre le Japon ou avec le Japon contre l’Amérique, Mac Donald a renoncé à fortifier Singapour. Certes, l’impérialisme anglais n’a pas encore dit son dernier mot et peut-être reviendra-t-il sur son consentement, mais c’est là pour l’Angleterre le commencement de sa renonciation à une politique indépendante dans le Pacifique. Or, qui lui a ordonné de rompre avec le Japon ? L’Amérique. Cette dernière lui a adressé un ultimatum en forme, et l’Angleterre s’est inclinée, elle a dénoncé son alliance avec le Japon.

En ce moment, l’Angleterre cède, bat en retraite. Mais est-ce à dire qu’il en sera toujours ainsi et que la guerre soit exclue ? Nullement. Les concessions actuelles de l’Angleterre ne feront qu’augmenter ses embarras. Sous le couvert de la collaboration, des contradictions formidables s’accumulent. La guerre éclatera fatalement, car l’Angleterre ne consentira jamais à être reléguée au second rang et à réduire son Empire. A un certain moment, elle sera forcée de mobiliser toutes ses forces pour résister à sa rivale. Mais, dans la lutte ouverte, toutes les chances, autant qu’on puisse en juger, sont du côté de l’Amérique.

L’Angleterre est une île et l’Amérique est aussi une île en son genre, mais plus vaste. Dans son existence journalière, l’Angleterre dépend entièrement des pays d’Outre-Atlantique. Or, en Amérique, il y a tout ce qu’il faut pour l’existence et pour la guerre. L’Angleterre a des colonies sur tous les points du globe, et l’Amérique va se mettre à les " libérer ". Dès qu’elle sera en guerre avec l’Angleterre, elle fera appel aux centaines de millions d’Indiens et les invitera à se soulever pour défendre leurs droits nationaux intangibles. Elle agira de même à l’égard de l’Egypte, de l’Irlande, etc... De même que, pour pressurer l’Europe, elle s’affuble maintenant du manteau du pacifisme, elle interviendra lors de sa guerre avec l’Angleterre comme la grande libératrice des peuples coloniaux.

L’histoire favorise le capital américain : pour chaque brigandage elle lui sert un mot d’ordre d’émancipation. En Europe, les Etats-Unis demandent l’application de la politique des " portes ouvertes ". Le Japon veut démembrer la Chine et mettre la main sur certaines de ses provinces, parce qu’il n’a ni fer, ni charbon, ni naphte, et que la Chine possède tout cela. Il ne peut ni vivre, ni faire la guerre sans charbon, sans fer et sans naphte, ce qui l’infériorise considérablement dans sa lutte contre les Etats-Unis, C’est pourquoi il cherche à s’emparer par la force des richesses de la Chine. Et que font les Etats-Unis ? Ils disent : "Les portes ouvertes en Chine !" Que dit l’Amérique au sujet des Océans ? " La liberté des mers ! " C’est là un mot d’ordre qui sonne bien. Que signifie-t-il en réalité ? " Flotte anglaise, range-toi un peu, laisse-moi passer ! " Le régime de la porte ouverte en Chine, cela veut dire : "Japonais, écarte-toi, laisse-moi la voie libre". Il s’agit en somme de conquêtes économiques, de pillages. Mais, par suite des conditions spéciales où se trouvent les Etats-Unis, leur politique revêt une apparence de pacifisme, parfois même de facteur d’émancipation.

L’Angleterre évidemment a, elle aussi, d’immenses avantages. Tout d’abord, elle possède des points d’appui, des bases navales et militaires dans le monde entier, ce que n’a pas l’Amérique. Mais, tout cela, on peut le créer ou l’enlever par la force, petit à petit ; en outre, les points d’appui de l’Angleterre sont liés à sa domination coloniale et, par suite, vulnérables. L’Amérique, parce qu’elle est la plus forte, trouvera dans le monde entier des alliés et des auxiliaires, et, en même temps, les bases nécessaires. Si maintenant elle s’attache le Canada et l’Australie par le mot d’ordre de la défense de la race blanche contre la race jaune, et par là fonde son droit à la prépondérance militaire et navale, elle déclarera dans le stade suivant, très prochain peut-être, de son évolution, que les hommes de couleur jaune, eux aussi, sont créés à l’image de Dieu et ont, par suite, le droit de substituer la domination économique de l’Amérique à la domination coloniale de l’Angleterre. Dans une guerre avec l’Angleterre, les Etats-Unis seraient terriblement avantagés, car, dès le premier jour, ils pourraient appeler les Hindous, les Egyptiens et autres peuples coloniaux à l’insurrection, les armer et les soutenir. L’Angleterre sera obligée d’y réfléchir à deux fois avant de se décider à la guerre. Mais si elle ne veut pas risquer la guerre, elle sera obligée de se replier pas à pas sous la pression du capital américain. Pour faire la guerre, il faut des Lloyd George et des Churchill ; pour reculer sans combattre, il faut des Mac Donald.

Ce que nous venons de dire des rapports des Etats-Unis et de l’Angleterre, s’applique également aux rapports des Etats-Unis avec le Japon, avec la France et les autres Etats européens secondaires. De quoi s’agit-il actuellement en Europe ? De l’Alsace-Lorraine, de la Ruhr, du bassin de la Sarre, de la Silésie, c’est-à-dire de quelques misérables morceaux, de quelques bandes de territoires. Pendant ce temps, l’Amérique édifie son plan et se prépare à mettre tout le monde à la portion congrue. Contrairement à l’Angleterre, elle ne se propose pas de mettre sur pied une armée, une administration pour ses colonies, l’Europe y compris ; non, elle " permettra " à ces dernières de maintenir chez elles l’ordre réformiste, pacifiste, anodin, avec l’aide de la social-démocratie, des radicaux et autres partis petits-bourgeois, et leur démontrera qu’elles doivent lui être reconnaissantes de ce qu’elle n’a pas attenté à leur " indépendance ". Voilà le plan du capital américain, voilà le programme sur lequel se reconstitue la IIe Internationale.

Les perspectives de guerre et de révolution

Ce programme américain de mise en tutelle du monde entier n’est pas du tout un programme pacifiste ; au contraire, il est gros de guerres et de bouleversements révolutionnaires. Ce n’est pas sans raison que l’Amérique continue à développer sa flotte. Elle construit activement des croiseurs légers et rapides, des sous-marins et des navires auxiliaires. Et, quand l’Angleterre s’avise de protester à mi-voix, elle répond : "Souvenez-vous que j’ai à compter non seulement avec vous, mais avec le Japon ; or le Japon possède une énorme quantité de croiseurs légers et il me faut rétablir la proportion qui est, vous le savez, de 5 à 3."A cela, impossible de répliquer, parce que les Etats-Unis peuvent, selon leur expression, faire des navires de guerre comme des petits pains. Voilà la perspective de la prochaine guerre mondiale, dont l’Océan Pacifique et l’Océan Atlantique seront l’arène, à supposer que la bourgeoisie puisse continuer à gouverner le monde pendant une période encore assez longue. Il est bien peu vraisemblable que la bourgeoisie de tous les pays consente à être reléguée à l’arrière-plan, à devenir la vassale de l’Amérique sans tenter tout au moins de résister. En effet, l’Angleterre a des appétits formidables, un désir furieux de maintenir sa domination sur le monde. Les conflits militaires sont inévitables. L’ère de l’américanisme pacifiste qui semble s’ouvrir en ce moment n’est qu’une préparation à de nouvelles guerres monstrueuses.

A la question des chances du réformisme européen actuel, question qui est le point principal de mon exposition, nous devons répondre : ces chances sont, jusqu’à un certain moment, directement proportionnelles à celles du " pacifisme " impérialiste américain. Si la transformation de l’Europe en dominion américain réussit, c’est-à-dire ne se heurte pas au cours des années prochaines à la résistance des peuples, si elle n’avorte pas par suite de la guerre ou de la révolution, la social-démocratie européenne, ombre du capital américain, conservera jusqu’à un certain temps son influence, et l’Europe se maintiendra dans un équilibre instable, fait des restes de son ancienne puissance et des éléments de sa nouvelle vie organisée d’après le rationnement fixé par l’Amérique. Tout cela sera recouvert d’un amalgame idéologique d’axiomes de la social-démocratie européenne et de principes " pacifistes " des quakers américains. Ainsi donc, il faut se demander non pas quelles sont les forces de la social-démocratie européenne, mais quelles sont les chances du capital américain de maintenir le nouveau régime en Europe, en finançant parcimonieusement cette dernière ? Il est impossible de faire en l’occurrence des prédictions exactes et, à plus forte raison, die fixer des délais. Il nous suffit de comprendre le nouveau mécanisme des rapports mondiaux, de nous rendre compte des facteurs essentiels qui détermineront la situation en Europe, pour pouvoir suivre le développement des événements, profiter des succès et des insuccès du maître de l’heure, les Etats-Unis, comprendre les zigzags politiques de la social-démocratie européenne et, par là, renforcer les chances de la révolution prolétarienne.

Les contradictions qui ont préparé la guerre impérialiste et l’ont déchaînée sur l’Europe il y a dix ans, contradictions accentuées par la guerre, maintenues par la paix de Versailles et intensifiées par la lutte de classe en Europe, subsistent incontestablement. Et les Etats-Unis se heurteront à ces contradictions dans toute leur acuité.

Rationner un pays affamé est chose difficile, nous le savons par expérience ; il est vrai que nous l’avons fait dans d’autres conditions, en nous basant sur d’autres principes, en nous soumettant à la nécessité de lutter pour sauver la révolution. Mais, nous avons pu constater que le régime de la ration de famine était lié à des troubles croissants qui ont amené en fin de compte l’insurrection de Cronstadt. Maintenant, poussée par la logique de l’impérialisme rapace, l’Amérique fait une gigantesque expérience de rationnement sur plusieurs peuples. Ce plan se heurtera dans sa réalisation à des luttes de classe et à des luttes nationales acharnées. Plus la puissance du capital américain se transformera en puissance politique, plus le capital américain se développera internationalement, plus les banquiers américains commanderont aux gouvernements d’Europe, et plus forte, plus centralisée, plus décisive sera la résistance des masses prolétariennes, petites-bourgeoises et paysannes d’Europe, car, faire de l’Europe une colonie, ce n’est pas si simple que vous le croyez, messieurs les Américains.

Nous assistons au début de ce processus. Maintenant, pour la première fois, après une série d’années, le prolétaire allemand affamé vient de sentir un faible allégement à ses maux. Quand l’ouvrier est complètement épuisé, quand il a longtemps souffert de la famine, il est sensible au plus léger allégement. Cet allégement, c’est, en ce moment, la stabilisation du mark, la stabilisation des salaires, qui a amené une certaine stabilisation politique de la social-démocratie allemande. Mais cette stabilisation n’est que temporaire. L’Amérique ne se dispose nullement à augmenter la ration allemande et, en particulier, la part qui doit en revenir à l’ouvrier allemand. Il en sera de même plus tard pour l’ouvrier français et l’ouvrier anglais. Car, que faut-il à l’Amérique ? Il lui faut, au détriment des masses laborieuses d’Europe et du monde entier, assurer ses profits et, par là même, consolider la situation privilégiée de l’aristocratie ouvrière américaine. Sans cette dernière, le capital américain ne peut se maintenir ; sans Gompers et ses trade-unions, sans ouvriers qualifiés bien payés, le régime politique du capital américain s’effondrera. Or, on ne peut maintenir l’aristocratie ouvrière américaine dans une situation privilégiée qu’en réduisant la " plèbe ", la " populace " prolétarienne d’Europe, à une ration strictement et parcimonieusement mesurée...

Mais il sera de plus en plus difficile à la social-démocratie européenne de prôner devant les masses ouvrières l’évangile de l’américanisme. La résistance des ouvriers européens au maître de leurs maîtres, au capital américain, deviendra de plus en plus centralisée. L’importance directe, pratique, combative du mot : d’ordre de la révolution européenne et de sa forme étatique " Etats-Unis d’Europe " deviendra de plus en plus évidente aux ouvriers européens.

Comment la social-démocratie intoxique-t-elle la conscience des ouvriers européens ? Nous sommes une Europe morcelée, dépecée par la paix de Versailles, leur dit-elle ; nous ne pouvons vivre sans l’Amérique. Mais le Parti communiste européen dira : Vous mentez ; nous le pourrons, si nous le voulons. Qui nous oblige à être une Europe morcelée ? Nous pouvons devenir une Europe unifiée. Le prolétariat révolutionnaire peut unifier l’Europe, la transformer en Etats-Unis prolétariens d’Europe. L’Amérique est puissante. Contre la Grande-Bretagne, qui s’appuie sur ses colonies clans le monde entier, l’Amérique est toute-puissante. Mais contre une Europe prolétarienne-paysanne unifiée, fondue dans une seule Union soviétiste avec la Russie, elle sera impuissante.

C’est ce que sent le capital américain. Il n’est pas d’ennemi plus acharné du bolchevisme que lui. La politique de Hughes n’est pas de la fantaisie, du caprice, c’est I’expression de la volonté du capital américain qui entre maintenant dans l’époque de la lutte ouverte pour la suprématie mondiale. Il se heurte déjà à nous parce que les voies menant à la Chine et à la Sibérie passent par l’Océan Pacifique. L’impérialisme américain caresse le rêve de coloniser la Sibérie. Mais, il y a là une garde. Nous avons le monopole du commerce extérieur. Nous avons les bases socialistes de la politique économique. C’est là le premier obstacle au capital américain. Et, quand ce dernier, grâce à la politique des portes ouvertes, pénètre en Chine, il y trouve dans les masses populaires non pas la religion de l’américanisme, mais le programme politique du bolchevisme traduit en chinois. Ce ne sont pas les noms de Wilson, de Harding, de Coolidge, de Morgan ou de Rockefeller qui sont sur les lèvres des coolies et des paysans chinois. En Chine et dans tout l’Orient, c’est le nom de Lénine qu’on prononce avec enthousiasme. C’est uniquement avec les mots d’ordre de la libération des peuples que les Etats-Unis peuvent saper la puissance de l’Angleterre. Ces mots d’ordre pour eux ne servent qu’à voiler une politique de conquêtes. Mais en Orient, à côté du consul, du marchand, du professeur et du journaliste américains, il y a des lutteurs, des révolutionnaires, qui ont su traduire dans leur langue le programme émancipateur du bolchevisme. Partout, en Europe aussi bien qu’en Asie, l’américanisme impérialiste se heurte au bolchevisme révolutionnaire. Bolchevisme et américanisme impérialiste, ce sont là deux facteurs de l’histoire contemporaine.

En 1919, au moment de l’arrivée de Wilson en Europe, lorsque toute la presse bourgeoise parlait de Wilson et de Lénine, je dis en plaisantant à ce dernier : " Lénine et Wilson, voilà les deux principes apocalyptiques de l’histoire contemporaine. " Vladimir Ilitch se mit à rire. Moi-même alors, je ne prévoyais pas à quel point cette plaisanterie serait justifiée par l’histoire. Le léninisme et l’impérialisme américain sont les deux seuls principes qui luttent maintenant en Europe, et, de l’issue de cette lutte, dépend le sort de l’humanité.

Notre ennemi américain est beaucoup plus uni et bien plus puissant que nos ennemis dispersés d’Europe, mais il concentre les ouvriers européens. Or c’est précisément dans la concentration qu’est notre force. La reconstitution de la IIe Internationale n’est que l’indice du fait que le prolétariat européen est obligé de se grouper sur une plus vaste échelle et de lutter non plus dans le cadre national mais dans le cadre continental. Et au fur et à mesure que les masses ouvrières sentent la nécessité de la résistance et élargissent la hase de cette résistance, ce sont les idées révolutionnaires qui prennent le dessus. Et plus les idées qui envahissent les masses sont révolutionnaires, plus le terrain pour le bolchevisme est favorable. Chaque succès de l’américanisme contribuera à centraliser et à étendre à la fois la lutte pour le bolchevisme. L’avenir est à nous.

Puisque je parle à une assemblée convoquée par la Société des Amis de la Faculté des Sciences physiques et mathématiques, permettez-moi de. vous dire que ma critique marxiste révolutionnaire de l’américanisme ne signifie pas que nous condamnions ce dernier en bloc, que nous renoncions à apprendre auprès des Américains ce que nous pouvons et devons nous assimiler de leurs bons côtés. Il nous manque leur technique et leurs procédés de travail. Le postulat de la technique, c’est la science sciences naturelles, physique, mathématique, etc. Or, il nous faut à tout prix nous rapprocher le plus possible des Américains sur ce point. Il nous faut cuirasser le bolchevisme à l’américaine. Nous avons pu jusqu’à présent résister. Cependant, la lutte peut revêtir des proportions plus menaçantes. Il est plus facile pour nous de nous cuirasser à l’américaine que pour le capital américain de mettre l’Europe et le monde entier à la portion congrue. Si nous nous cuirassons avec la physique, les mathématiques, la technique, si nous américanisons notre industrie socialiste encore faible, nous pourrons, avec une certitude décuplée, dire que l’avenir est entièrement et définitivement à nous. Le bolchevisme américanisé vaincra, écrasera l’américanisme impérialiste.

Notes

[1] Le 22 juillet, c’est-à-dire tout récemment, Hughes a prononcé devant une assemblée de ministres et de juristes anglais un discours qui, selon lui, n’avait absolument rien d’officiel. D’un ton ironique, il a parlé des Européens qui viennent en Amérique pour instruire, conseiller, persuader les Yankees, et surtout rechercher leur sympathie et leur aide. Puis, il s’est mis à montrer comment les peuples européens peuvent obtenir le concours et l’aide des Etats-Unis. " L’hémisphère occidental (Amérique du Nord et Amérique du sud) offre un modèle de paix ". " Les Américains, parait-il, ont su faire ce à quoi n’a pu arriver l’Europe ". " Nos relations avec le Canada sont un modèle de paix "." Nous savons, presque aussi sûrement que les planètes se meuvent dans leurs orbites, que nous conserveront la paix avec le Canada ". En d’autres termes, si vous, Anglais, vous vous avisez jamais de nous faire la guerre, sachez bien que votre colonie du Canada sera avec nous contre vous. Vous avez le plan Dawes et vous êtes obligés de l’accepter, car si vous ne satisfaites pas les actionnaires américains, toutes vos conversations n’aboutiront à rien. " Ma certitude que l’on parviendra à surmonter toutes les difficultés existantes est basée sur le fait qu’un échec entraînerait le chaos le plus complet ". Autrement dit : si vous résistez, nous vous abandonnerons à vous-mêmes et l’Europe périra sans notre aide. " Vous pouvez compter ", " vous devez... ", " vous ne devez pas ", voi1à le ton de ce discours, qui a été prononcé à une assemblée à laquelle participaient l’héritier du trône et les ministres de sa Majesté britannique et exprime d’une façon frappante les rapports entre l’Amérique et l’Europe. La presse officielle anglaise a grincé des dents et le grincement de dents, on le sait, est une faible ressource de lutte.

[ Dans l’édition de 1926 (publiée par la "librairie de l’Humanité") figurait ce fragment de texte dont on peut penser qu’il venait à la suite de cette première note]

[...] son pays à une autre nation... L’empire britannique est donné en gage aux Etats-Unis ". " Grâce à Churchill, écrit le journal conservateur Daily Express, l’Angleterre tombe sous la botte des banquiers américains". Le Daily Chronicle est encore plus catégorique : " L’Angleterre, dit-il, devient en somme le quarante-neuvième Etat de l’Amérique ". On ne saurait s’exprimer plus clairement, A ces attaques violentes le ministre des Finances, Churchill, répond qu’il ne reste rien à l’Angleterre qu’à mettre son système financier en accord avec la réalité.
Les paroles de Churchill signifient : Nous sommes devenus incomparablement plus pauvres et les Etats-Unis incomparablement plus riches ; il nous faut ou bien nous battre avec l’Amérique, ou bien nous soumettre à elle ; en faisant dépendre des banquiers américains le sort de la livre sterling nous ne faisons que traduire notre déchéance économique dans la langue de la devise ; on ne peut sauter plus haut que sa tête ; il faut être " en accord avec la réalité ".

[2] Dans le manifeste que le Vème Congrès m’a chargé d’écrire à l’occasion du 10e anniversaire de la guerre, j’ai exprimé cette pensée de la façon suivante :
" Lentement, mais sûrement, l’antagonisme mondial le plus puissant cherche la ligne où les intérêts de l’empire britannique se heurtent à ceux des Etats-Unis. Ces deux dernières années, il pouvait sembler qu’un accord stable était intervenu entre ces deux colosses. Mais cette apparence de stabilité ne durera que tant que se poursuivra la progression économique de l’Amérique, basée principalement sur le marché intérieur. Cette période de progression touche manifestement à sa fin. La crise agraire, qui a sa source dans la ruine de l’Europe a été le précurseur de la crise commerciale et industrielle qui approche. Les forces de production de l’Amérique doivent se chercher un débouché de plus en plus vaste sur le marché mondial. Le commerce extérieur des Etats-Unis ne peut se développer qu’au détriment de celui de la Grande-Bretagne ; leur flotte commerciale et militaire ne peut se développer qu’aux dépends de la flotte britannique. La période des accords anglo-américains fera place à une lutte sans cesse croissante qui, à son tour, comportera un danger de guerre plus grand que jamais. "

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