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Crétinisme parlementaire et opportunisme (Marx et Engels, 1879)

samedi 15 août 2009, par Robert Paris

Crétinisme parlementaire et opportunisme (Marx et Engels, 1879)

Titre donné par Maximilien Rubel dans Pages choisies pour une éthique socialiste (1948) à cet extrait du Brouillon de la lettre circulaire de Marx et d’Engels à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres, septembre 1879 (Augewählte Breife. Lettres choisies, édition de l’Institut Marx-Engels-Lénine, 1934, pp. 302 et s.), qui ajoute en note :

« Fin 1878, Bismarck avait réussi à obtenir une “loi d’exception” contre les socialistes, qui réduisit pratiquement le parti social-démocrate allemand à l’impuissance. De nombreux ouvriers et membres dirigeants du parti quittèrent l’Allemagne pour se rendre en Suisse, aux États-Unis, etc. Parmi les membres influents du parti, il y avait outre Liebknecht et Bebel, le “trio” C.-H. Schramm, Carl Hochberg et Edouard Bernstein qui, dans divers organes fondés en Suisse, se firent les porte-parole d’une nouvelle politique socialiste se caractérisant par l’abandon des principes révolutionnaires du prolétariat, l’adoption d’une attitude de compromis et de conciliation avec la bourgeoisie, la surestimation du réformisme petit-bourgeois, – en un mot, le “trio” se mit à préconiser un socialisme de salon que Marx et Engels se refusèrent à endosser sans protestation. Engels se chargea alors de rédiger, en son nom et au nom de Marx, une lettre-circulaire qu’il donna aux chefs du parti social-démocrate allemand et dont nous avons ici extrait les passages les plus significatifs. Avisant de l’envoi de ce document, Marx caractérisa ainsi les dirigeants du parti allemand : “Ils sont atteints de crétinisme parlementaire au point de se figurer qu’ils sont au-dessus de toute critique et de condamner la critique comme un crime de lèse-majesté !” »

Signalons qu’on retrouve sur internet une autre version, elle aussi incomplète, de cette lettre-circulaire, dans La social-démocratie allemande (édition Roger Dangeville, collection de poche 10/18, 1975). Il n’était toutefois pas dans notre intention de chercher à proposer ici une version la plus complète possible en bricolant un montage des extraits de deux traductions différentes, mais de publier le choix de Maximilien Rubel. http://bataillesocialiste.wordpress.com

(…) La social-démocratie allemande est-elle réellement infectée de la maladie parlementaire et croit-elle que, grâce au suffrage universel, le saint esprit se déverse sur les élus, transformant les séances des fractions en conciles infaillibles et les résolutions des fractions en dogmes inviolables ? (…)

Mais si l’on s’expatrie, n’est-ce pas pour agir, la bannière entièrement déployée, à l’étranger rien ne s’y oppose ? En Suisse, les lois pénales allemandes contre la liberté de la presse et de l’association n’existent point. Là, on n’a pas seulement la possibilité mais encore le devoir de dire ce qu’on ne pouvait pas dire en Allemagne même avant la loi anti-socialiste, même sous le régime des lois ordinaires. Là, on ne se trouve pas seulement en face de l’Allemagne, mais encore devant l’Europe, et on a le devoir, dans la mesure où les lois suisses le permettent, de proclamer ouvertement les voies et les objectifs du parti allemand à l’égard de l’Europe. Celui qui, en Suisse, voudrait obéir aux lois allemandes, prouverait justement par là qu’il est digne de ces lois, et qu’il n’a en fait rien d’autre à dire que ce qu’il était permis de dire en Allemagne, avant les lois d’exception (…)

Le parti allemand a été mis au ban par les lois d’exception, précisément parce qu’il était le seul parti d’opposition en Allemagne. Si, dans un organe publié à l’étranger, il exprime à Bismark sa reconnaissance pour avoir perdu ce rôle du seul parti sérieux d’opposition, et pour pouvoir se montrer si gentiment docile, si le parti encaisse le coup de pied sans manifester la moindre révolte, il ne fait que prouver qu’il méritait le coup de pied (…)

A en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier mais un parti universel, ouvert à « tous les hommes remplis d’un véritable amour pour l’humanité ». Il le prouvera avant tout en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « pour répandre le bon goût » et « pour apprendre le bon ton » (…) Alors viendront s’y joindre de « nombreux partisans appartenant aux sphères des classes instruites et possédantes. Il faut d’abord gagner ceux-ci à notre cause, avant que notre agitation obtienne des résultats tangibles ».

Le socialisme allemand « s’est trop préoccupé de gagner les masses, négligeant de faire une propagande énergique (!) dans les soi-disant couches supérieures de la société ». Car le parti « manque encore d’homme capables de le réprésenter au parlement ». Il est pourtant « désirable et nécessaire de confier les mandats à des hommes qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser pleinement avec les principaux sujets. le simple ouvrier et le petit artisan… n’en ont que très rarement le loisir nécessaire ». Donc, votez pour les bourgeois !

Bref : la classe ouvrière, par elle-même, est incapable de s’affranchir. Elle doit donc passer sous la direction de bourgeois “instruits et aisés” qui seuls “ont l’occasion et le temps” de se familiariser avec les intérêts des ouvriers. Puis, il ne faut à aucun prix combattre la bourgeoisie, mais, au contraire, il faut la gagner par une propagande énergique…

Pour enlever à la bourgeoisie la dernière trace de peur, on doit lui prouver clairement que le spectre rouge n’est vraiment qu’un spectre, qu’il n’existe pas. Mais qu’est-ce que le secret du spectre rouge si ce n’est la peur de la bourgeoisie de l’inévitable lutte à mort qu’elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur du résultat fatal de la lutte de classe moderne ? Qu’on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie et “tous les hommes indépendants” ne craindront plus “de marcher avec les prolétaires, la main dans la main” ! Ceux qui seront alors les dupes, c’est justement les prolétaires (…)

Le programme ne sera pas abandonné mais simplement ajourné – pour un temps indéterminé. On l’adopte, mais non pas pour soi-même et pour le présent, mais à titre posthume, comme un legs destiné aux générations futures. En attendant, on emploie “toute sa force et toute son énergie” pour toutes sortes de bricoles et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu’il se passe quand même quelque chose et pour que la bourgeoisie n’en prenne pas peur (…)

Ce sont les représentants de la petite-bourgeoisie qui s’annoncent ainsi, de peur que le prolétariat, entraîné par sa situation révolutionnaire, “n’aille trop loin”. Au lieu d’une franche opposition politique : négociation générale ; au lieu de la lutte contre le gouvernement et la bourgeoisie : la tentative pour les gagner et les persuader ; au lieu d’une résistance énergique à toutes les violences venant d’en haut : la soumission humble et l’aveu de mériter le châtiment. Tous les conflits historiquement nécessaires sont interprétés comme des malentendus et toutes les discussions se terminent par la constatation du parfait accord des parties. Les gens qui en 1848 se considéraient comme des démocrates, peuvent maintenant tout aussi bien s’appeler social-démocrates. Pour les premiers, c’était la république démocratique qui était infiniment loin ; pour les seconds, c’est le renversement du système capitaliste et cet objectif n’a par conséquent aucune importance pour la pratique politique du présent ; on peut donc négocier, faire des compromis, agir en philanthropes, à cœur joie. Il en est de même de la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie. On la reconnaît sur le papier, puisqu’on ne peut pas la nier, mais dans la pratique on cherche à la camoufler, à l’effacer, à l’affaiblir. Le parti social-démocrate ne doit pas être un parti ouvrier, il ne doit pas s’attirer la haine de la bourgeoisie ou de qui que ce soit ; il doit avant tout faire une propagande énergique parmi la bourgeoisie ; au lieu de s’appesantir sur des objectifs lointains qui effrayent les bourgeois et qui pourtant sont irréalisables dans notre génération, le parti préfère employer toute sa force et son énergie aux réformes petites-bourgeoises de rapiécetage, qui sont autant de nouveaux soutiens de l’ancien ordre social et qui risquent peut-être de transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution lent, fragmentaire et paisible (…)

Quand on écarte la lutte de classe comme un phénomène pénible et “vulgaire”, il ne reste plus au socialisme que de se fonder sur le “vrai amour de l’humanité” et les phrases creuses sur la “justice”.

C’est un phénomène inévitable, inhérent à la marche de l’évolution, que des individus appartenant à la classe dominante viennent se joindre au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments constitutifs. Nous l’avons déjà dit dans le Manifeste communiste, mais il il a ici deux observations à faire :

Premièrement : ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments constitutifs d’une valeur réelle. Ce n’est pourtant pas le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni l’Avenir ni la Société Nouvelle [1] n’ont rien apporté qui eût fait avancer d’un pas notre mouvement. Les éléments constitutifs d’une réelle valeur pratique et théorique y font totalement défaut. Au lieu de quoi, des tentatives pour mettre en harmonie les idées socialistes superficiellement assimilées avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l’université ou d’ailleurs, et dont l’une est plus confuse que l’autre, grâce au processus de décomposition que traverse actuellement ce qui reste de la philosophie allemande. Au lieu d’étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère l’arranger pour la faire concorder avec ses opinions apprises, se fabriquant sans cérémonie une science privée et affichant aussitôt la prétention de l’enseigner aux autres. C’est pourquoi il y a parmi ces messieurs à peu près autant de points de vue que de têtes…

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d’autres classes se joignent au mouvement prolétarien, la première chose à exiger est qu’il n’y fassent pas entrer les résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais qu’ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes (…)

Quant à nous, d’après tout notre passé, une seule voie nous reste ouverte. Nous avons, depuis presque quarante ans, signalé la lutte de classe comme le moteur de l’histoire le plus décisif et nous avons notamment désigné la lutte sociale entre la bourgeoisie et le prolétariat comme le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc, en aucune manière, nous associer à des gens qui voudraient retrancher du mouvement cette lutte de classe. Nous avons formulé, lors de la création de l’Internationale, la devise de notre combat : l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous ne pouvons, par conséquent, faire route commune avec des gens qui déclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes, et qu’ils doivent être libérés par en haut, c’est-à-dire par des grands et petits bourgeois philanthropiques (…)

Note :

[1] “Die Zukunft” et “Die Gesellschaft”, deux organes créés en Suisse par l’aile opportuniste du parti social-démocrate allemand.

diffusé par : http://bataillesocialiste.wordpress.com/

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