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La grève à Goodrich

jeudi 23 juillet 2009, par Robert Paris

Que s’est-il passé aux usines Goodrich ? (1938)

Publié dans Les Cahiers rouges en janvier 1938

Nous donnerons ici une relation un peu détaillée des événements qui ont failli soulever la population ouvrière de Colombes et faire éclater dans toute son ampleur le conflit historique qui dressera tôt ou tard tout le prolétariat contre ses exploiteurs et leurs complices.

La région parisienne possède d’admirables combattants ; notre rôle consiste à les aider dans la recherche des meilleures méthodes de lutte et la liquidation des fautes qui proviennent des influences extra-prolétariennes. Nous n’avons pas d’autre ambition, mais nous avons cette ambition de regarder les choses telles qu’elles sont et de favoriser l’exercice d’une autocritique permanente et constructive. Au surplus, la vertu suprême de l’action directe de classe réside en ceci qu’elle reclasse automatiquement les militants révolutionnaires dans le même camp et qu’elle déchire tous les voiles hypocrites que l’ennemi cherchait à jeter sur les antagonisme de classe.

L’usine Goodrich

Deux mille salariés travaillant le caoutchouc, 5 à 600 communistes, 200 socialistes ou amicalistes. Presque tous les ouvriers syndiqués à la C.G.T., ainsi que 50 % des employés et 50 % des techniciens. Petites groupes de P.P.F., de chrétiens, de P.S.F. L’usine est d’origine américaine : son patron, M. Boyer, est entouré de cadres plus ou moins fascistes.

La longue patience des ouvriers

Comme dans beaucoup d’autres usines, et en vertu d’un plan d’attaque du patronat, les provocations et incidents se multiplient depuis des mois. Des licenciements très discutables, des sentences arbitrales non appliquées, exemple : sentence Jacomet : la demi-heure de casse-croûte doit être payée à tous les ouvriers ; il faut attendre trois mois et demi avant son application ! De même pour l’augmentation de 0fr.55 de l’heure au service d’entretien mécanique ; ou encore de non-paiement des journées de récupération, etc.

Le patron surexcite les ouvriers en n’appliquant les sentences qu’après avoir épuisé toutes les possibilités de manoeuvre :

 Nous serons obligés de faire grève.

 Faites ce que vous voudrez, je m’en f…

 Nous vous donnons trois jours pour réfléchir.

Alors, quelques minutes avant l’expiration du délai :

 Soit, vous avez satisfaction.

La surexploitation

Ajoutons la fatigue et la surexploitation provoquée par l’application du système Bedeaux… Magnifique système que l’ouvrier le plus intelligent renonce à comprendre, mais qui se traduit, en fait, pour certains, par une diminution de salaire de 12 francs par jour, malgré une augmentation de production de 10 % !

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Politique syndicale

Pendant toute cette période d’incubation, la politique syndicale est orientée vers la continuation de la pause et le respect de la légalité… D’ailleurs, les divisions apparaissent assez profondes entre les communistes d’un côté, les anarcho-syndicalistes et les socialistes de l’autre. La section syndicale paraît assez divisée : des manoeuvres tentent (sans y réussir) de remplacer le secrétaire, qui n’est pas communiste. Le patron croit-il que ces divergences vont favoriser ses manoeuvres ? Erreur de calcul, fort heureusement.

La goutte d’eau…

Le 9 décembre, on chasse, pour “faute professionnelle”, un ouvrier électricien (communiste) sous prétexte qu’un brouillage sur une ligne téléphonique n’a pas été réparé. La section syndicale réagit vigoureusement et obtient, le vendredi, l’assurance que la sanction ne serait pas appliquée.

Mais entre le vendredi et le lundi, on trouve un autre prétexte : l’ingénieur-conseil Gaestel, fasciste forcené, obtient et annonce le maintien du licenciement.

Alors, le 15 décembre, les ouvriers occupent l’entreprise. Ils sont appuyés par la section syndicale, par la Fédération des produits chimiques, par l’Union des syndicats. Les ouvriers ont raison à 100 %. Ils marchent à 100 %. Pendant huit jours, on ne prête guère attention à cette occupation dans la presse ouvrière. Une nouvelle erreur de calcul en résulte pour le Gouvernement. C’est ici que l’affaire révèle très exactement, comme un réactif sensible et sûr, la position des forces sociales antagonistes.

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La journée du 23 :

les gardes mobiles

Les grévistes se sont parfaitement organisés : les trente membres du Comité de grève se partagent les tâches ; le contrôle du roulement des équipes est rigoureux : chacun passe deux nuits sur trois chez lui, mais revient à 6 heures à l’usine. Cartes blanches, cartes jaunes, cartes roses, états de pointage, services de garde, etc. A 5 heures, ce matin-là (une heure avant le retour des équipes extérieures) cent gardes mobiles entourent l’usine. Aussitôt, les sirènes sont actionnées : elles appelleront, deux heures durant, à l’aide, et la solidarité ouvrière sera immédiate et formidable. Toutes les usines qui tournent jour et nuit, celles qui commencent à ouvrir, toutes, sans exception, débrayent dans toute larégion et envoient des délégations. Comme les gardes mobiles empêchent tout contact avec les grévistes, les équipes extérieures (accourues dès le premier signal) passent dans les usines voisines, Alsthom, Erikson, Gnome et Rhône, Lobstein, Lorraine, et, par-dessus les murs, regagnent leur poste de combat au milieu de l’usine Goodrich. Celle-ci est mise en état de défense, jets de vapeur prêts, et tout ce qu’on peut imaginer… Les délégations arrivent bientôt de chez Renault, Nieuport, Lioré-Ollivier… toute la métallurgie est sous pression. L’évacuation par la force devait avoir lieu à midi : elle est retardée à 5 heures, 30 000 personnes sont sur les lieux et l’opération s’avère difficile.

Politique syndicale (suite)

Un mot… et toute la région parisienne est dressée… Un autre mot et tout le territoire se met à l’unisson… et cette fois il est possible de parler clair au patronat provocateur, d’en finir avec les trusts spoliateurs, de reprendre la suite du mouvement de juin 36…

Non. L’esprit d’offensive et la volonté de victoire révolutionnaire sont absents (du moins chez les “responsables”, quant aux masses, elles n’ont pas dit leur dernier mot). Les autorités syndicales donnent l’ordre de reprendre le travail dans les usines occupées par solidarité, cela sans même demander le retrait préalable des forces de police hors la ville…

Les délégations auprès du Gouvernement se multiplient. On sait la suite : il faut toute l’autorité des responsables syndicaux pour arracher la décision de l’évacuation. La neutralisation de l’usine est obtenue jusqu’au règlement du conflit. Mais quel sera le résultat de l’arbitrage Chautemps ?

L’attitude du Parti communiste

La direction des syndicats est sous l’influence du Parti communiste (Fédération et Union des syndicats) ; la solidarité dans la lutte joue incontestablement au départ : le déclenchement s’effectue en plein accord avec les militants communistes. Mais les ouvriers observent avec amertume qu’au moment où l’extension du conflit devenait considérable, au moment où la contagion analogue à celle de juin 1936 allait se développer à une allure vertigineuse, le coup de frein brutal a été donné. Il est apparu avec la proposition d’évacuation : “Prenez la responsabilité de ce qui arrivera ensuite”, a-t-on dit au Comité de grève, “nous, nous ne le pouvons pas”. Or, une bataille de classe ne peut pas s’engager victorieusement dans de telles conditions. La ligne générale du P.C. est à la pause, à la mai tendue et à la défense de la démocratie… capitaliste… Tout le reste s’explique facilement !

L’attitude du gouvernement dit de F.P.

Les ministres socialistes ont promis aux délégations de ne pas utiliser la force contre les ouvriers. Mais comment les gardes mobiles sont-ils venus ? Il y a un préfet de police, un ministre de l’Intérieur responsable de ce “contact” possible [1], et particulièrement insupportable aux militants, entre la police et les ouvriers.

A-t-on mesuré du côté des ministres socialistes, les répercussions d’une attitude de compromis à l’égard d’un conflit de cet ordre ? Sans doute, ils ont dû mettre en garde leurs collègues radicaux, mais dans quel langage ? Il n’y en a qu’un qui soit efficace : “Ou bien la police restera hors de cause, ou bien les ministres socialistes s’en iront.” Nous avons le droit d’affirmer que ce langage n’a pas été tenu ; qu’on a accepté volontioers de “passer la main” au président Chautemps pour prendre les mesures impopulaires et prononcer les menaces les plus graves.

Observons qu’on n’a pas hésité à demander des camions militaires à Daladier pour briser la grève des transport ! D’ailleurs, les délégations ouvrières qui ont vu Chautemps et Février [2] en audience n’ont à aucun moment eu l’impression que le ministre socialiste défendait la position des ouvriers… il était au contraire utilisé par Chatemps pour faire admettre par les ouvriers la position “d’arbitrage et de respect de la légalité” du Président du Conseil. Celui-ci invoqua naturellement la “paix sociale”, les pertes énormes causées au Trésor public… il accusa les ouvriers de “poignarder la patrie” (!) Le Gouvernement chargé des intérêts de la classe dirigeante était dans son rôle. NOS CAMARADES MINISTRES ETAIENT-ILS DANS LE LEUR ?

L’attitude du Parti socialiste

Elle souligne d’abord le rôle essentiel que devrait avoir le secrétaire à la coordination pour les Amicales rattachées à une section. Aucune liaison, en effet, n’a été établie avec la Fédération avant le jeudi après-midi, et encore par un de nos camarades G.R. sans mandat. Pourtant, Boyer, adjoint socialiste au maire de Colombes, et Daniel Mayer, du Populaire, étaient dans l’usine dès le matin. Mieux – dès que Just [3], envoyé par la fédération, arrive sur les lieux, les ouvriers lui refusent l’entrée… Nous ne commentons pas : ce geste mesure le degré de considération des travailleurs à l’égard du permanent des Amicales. On imagine les commentaires qui peuvent circuler au sein des entreprises contre le parti socialiste associé à une telle politique : derrière les gardes mobiles on voit nos ministres ! Et la propagande antisocialiste en est singulièrement renforcée ; d’où la difficulté de développer notre organisation dans de telles conditions… On ne peut pas tout avoir – les « avantages » ( ? !) des délégations au gouvernement et les avantages, réels ceux-ci, d’une position de classe devant la prolétariat en lutte. Comprendra-t-on maintenant un peu mieux pourquoi nous voulons dégager notre parti d’une coalition ministérielle de plus en plus au service du sauvetage du régime ? Et pourquoi aussi nous voulons prendre en main la direction dune fédération où peut se jouer l’avenir du parti et du prolétariat, selon que nous y déploierons largement le rouge drapeau du socialisme ou que celui-ci sera bafoué et ridiculisé par les radicaux « nationaux » et les forces capitalistes tirant les ficelles de Georges Bonnet ?

Marceau Pivert

(sur observations directes des militants socialistes de Goodrich)

Notes de notre site :

[1] Max Dormoy est ministre (socialiste) de l’intérieur, comme lors de la fusillade de Clichy sur laquelle nous reviendrons bientôt.

[2] André Février est ministre (socialiste) du Travail. Il votera les pleins pouvoirs à Pétain en 1940.

[3] Claude Just, à la gauche de SFIO où il animait le Comité d’action socialiste révolutionnaire (CASR). Père du militant trotskyste Stéphane Just.

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