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Le réformisme français à la veille de la révolution

mercredi 29 avril 2009, par Robert Paris

Léon Trotsky

Le socialisme français à la veille de la révolution

20 novembre 1919

La situation intérieure de la France est si riche en contradictions qu’elle semble parfois confuse. Nous recevons trop peu de nouvelles pour pouvoir suivre les événements dans le détail de leur déroulement. Ces dernières semaines, la radio annonçait des grèves, des manifestations, de l’agitation, bref donnait des nouvelles qui attestaient la montée d’une vague révolutionnaire. Aujourd’hui, les dernières dépêches nous apprennent que la réaction impérialiste s’est assurée une victoire complète dans les élections à la Chambre. Au premier coup d’oeil, quelle éclatante contradiction ! Mais la théorie marxiste l’explique parfaitement et, au fond, cette contradiction est bien la meilleure preuve de la validité du marxisme.

Le parlementarisme est un des instruments de la domination de la bourgeoisie. Il cesse d’être adéquat, et l’est de moins en moins au fur et à mesure que l’on approche de l’époque de la révolution prolétarienne. Au moment où le mouvement ouvrier s’engage dans les premières étapes de la guerre civile, les moyens et les actes du parlementarisme apparaissent de plus en plus ouvertement comme le patrimoine des cliques capitalistes, comme l’appareil d’auto-défense de leur classe.

La victoire de la réaction clémenciste aux élections [1] ne dément pas la proximité de la révolution prolétarienne en France, mais au contraire la confirme. Ces contrastes - les progrès de la réaction à la Chambre, ceux de l’insurrection dans les rues - sont des preuves irréfutables qu’en France, dans le pays de la prétendue "république démocratique", la domination du prolétariat ne se réalisera pas par le mécanisme de la démocratie bourgeoise, mais qu’elle devra prendre la forme de la dictature ouverte de classe, et cela d’autant plus que la résistance de la bourgeoisie sera farouche et désespérée.

Dans quelle mesure la France révolutionnaire est-elle préparée sur le plan de la politique et de l’organisation à la dictature du prolétariat ? On doit d’abord reconnaître qu’il faut surmonter d’immenses difficultés. La France a toujours été le pays où des sectes, socialistes et anarchistes, se livraient à des guerres intestines à l’intérieur du mouvement ouvrier. L’unité du parti socialiste n’a été conquise et assurée, après une très cruelle lutte fratricide, que quelques années seulement avant le déclenchement de la guerre impérialiste [2]. La droite, autant que la gauche, a su apprécier à sa valeur cette unité. Depuis lors, l’expérience de la guerre a montré que le parti français, aussi bien que les syndicats, avait été profondément corrompu par le conciliationnisme, le chauvinisme et les préjugés petits-bourgeois répandus dans ce vaste monde.

Le prolétariat français jouit d’un glorieux passé révolutionnaire. La nature et l’histoire l’ont doté d’un superbe tempérament guerrier. Mais, en même temps, il a connu beaucoup de défaites, de désillusions, de perfidies et de trahisons. Avant la guerre, l’unité du parti socialiste et l’organisation syndicaliste constituaient son ultime grand espoir.

L’anéantissement de cette espérance a eu des conséquences désastreuses sur la conscience des ouvriers les plus avancés et le mouvement prolétarien en France s’en est trouvé pour longtemps paralysé. Aujourd’hui que des masses nouvelles et encore politiquement inexpérimentées menacent les confins de. la société bourgeoise, la disproportion entre la vieille organisation et les tâches objectives du mouvement apparaît de plus en plus clairement. D’où non seulement la probabilité, mais encore le caractère inéluctable de puissants mouvements de masses qui risquent de se déclencher avant que la nouvelle organisation soit prête à les diriger.

Il est évidemment urgent de créer, d’avance, des bastions d’organisation à travers le pays, des bastions disposant de l’indépendance nécessaire, dégagés du carcan des vieilles organisations politiques et syndicales, capables de se mettre rapidement à la tête du mouvement. Nos camarades de France sont précisément en train de se consacrer à cette tâche [3]. Si, au début, ces groupes révolutionnaires se révèlent trop faibles pour assurer une authentique direction révolutionnaire, à l’étape suivante, après le premier assaut, ils acquerront rapidement des forces, grandiront et se consolideront dans le cours même de la lutte.

Autant qu’il soit possible d’en juger de loin, cette double tâche - construire une organisation pratiquement toute neuve en assumant simultanément la direction d’un mouvement de masses en voie de développement rapide - constitue la principale difficulté du travail révolutionnaire en France aujourd’hui.

"Les grèves, dit le courageux syndicaliste révolutionnaire Monatte, fusent de tous côtés." Mais sa situation de faillite "ne permet pas à la C.G.T. de les conduire". Il faut un appareil nouveau. Il n’est pas possible de suspendre le mouvement jusqu’à ce qu’on ait pu bâtir l’organisation nécessaire pour le diriger. D’un autre côté, ces grèves spontanées qui tendent à se transformer en initiatives révolutionnaires ne peuvent mener à la victoire sans l’existence d’une organisation révolutionnaire authentique qui ne mente pas aux travailleurs, qui ne les trompe pas, qui ne les enlise pas dans les cloaques du parlementarisme ou de la collaboration de classes, mais les conduise, sans dévier d’un pouce, vers le but final. Une telle organisation est encore à créer.

"Où va-t-on ? où va-t-on ? De mécontentement en mécontentement, de grève en grève, de grève mi-corporative et mi-politique en grève purement politique, on va tout droit à la faillite de la bourgeoisie, c’est-à-dire à la révolution. Les masses mécontentes font de larges pas sur cette voie."

C’est ce qu’écrit la Vie ouvrière, le journal de Monatte et de Rosmer [4]. Les représentants révolutionnaires du prolétariat français, son noyau communiste - aussi bien d’origine socialiste que d’origine syndicaliste - ne sont pas très nombreux, mais ils ont une connaissance claire et complète des objectifs du mouvement prolétarien. Ils auront pour tâche d’intégrer solidement parmi eux les nouveaux dirigeants qui surgissent pendant les grèves, dans les manifestations et, de façon générale, au cours de toutes les actions du mouvement authentique des masses. Leur tache consiste à assumer dès aujourd’hui, sans crainte des difficultés, la direction de ce mouvement spontané, et à constituer sur le terrain leur propre organisation, un appareil né du soulèvement direct du prolétariat.

Pour mener à bien cette tâche, ils doivent rompre totalement avec la discipline des organisations qui sont contre-révolutionnaires, puisque opposées aux objectifs fondamentaux du mouvement, en l’occurrence, le parti de Renaudel-Longuet et le syndicat de Jouhaux-Merrheim.

Les masses, certes, n’ont que faiblement répondu à l’appel à la grève du 21 juillet pour protester contre l’intervention de l’entente dans les affaires russes [5]. Ce ne sont pas les ouvriers qui sont à blâmer. Au cours de ces dernières années, les ouvriers en général et les ouvriers français en particulier ont été trompés avec plus de méthode, plus de diabolique habileté que jamais auparavant dans l’histoire : jamais les conséquences n’en ont été aussi tragiques. La majorité de ces dirigeants qui prononçaient de mémorables discours appelant les travailleurs à lutter contre le capitalisme ont revêtu ouvertement en 1914 la livrée de l’impérialisme. Les organisations officielles du syndicat et du parti, associés dans l’esprit des travailleurs à l’idée de leur émancipation, se sont faites les instruments du capitalisme. A partir de là, la classe ouvrière a connu non seulement d’incroyables difficultés d’organisation, mais encore une véritable débâcle idéologique : les difficultés qu’elle doit surmonter pour en sortir sont en proportion du rôle que joue encore la vieille organisation dans la vie des couches ouvrières d’avant-garde.

La classe ouvrière tente héroïquement aujourd’hui. de se remettre debout, de secouer les traces de cette chute. D’où un afflux sans précédent dans les syndicats [6]. En même temps, cette classe ouvrière idéologiquement désarmée et politiquement désorientée, s’efforce, au prix de mille difficultés, de se forger une nouvelle orientation. Son effort, loin d’être facilité, serait au contraire terriblement freiné Si les dirigeants révolutionnaires devaient se confiner dans une attitude d’attentisme. Au lieu de s’enfermer dans le cadre des organisations du vieux parti et des syndicats, ils doivent, devant les masses, faire preuve d’indépendance et de la plus grande résolution.

Quels que soient les motifs invoqués pour préserver 1’"unité", les masses révolutionnaires ne comprendraient pas pourquoi les hommes qui les appellent à la révolution continueraient à s’asseoir à la même table que ceux qui les ont dupés, et en particulier que ces individus qui les ont honteusement et cyniquement trahis pendant la guerre. Les masses révolutionnaires estiment à son juste prix l’unité dans la lutte, mais elles ne comprendraient que mal le maintien de l’unité entre les combattants révolutionnaires et la clique de Jouhaux-Merrheim et Renaudel-Longuet.

Dans les conditions présentes, le mot d’ordre de sauvegarde de l’unité a sa source dans la psychologie des organisations officielles, de ces dirigeants, présidents, secrétaires, députés, journalistes, permanents de l’appareil des anciennes organisations du parti et des syndicats qui sentent le sol se dérober sous leurs pas. Le prolétariat a le choix : se morceler, s’éparpiller et hisser ainsi sur le pavois les serviteurs privilégiés de l’impérialisme, ou bien serrer étroitement les rangs pour se soulever contre l’impérialisme. La classe ouvrière a besoin de l’unité révolutionnaire ; elle a besoin de l’unité de son soulèvement de classe ; mais l’unité des organisations qui ne font que se survivre constitue précisément un obstacle de plus en plus sérieux sur la voie de l’unité du soulèvement révolutionnaire du prolétariat. Les masses ont été désorientées par la guerre. Elles ont aujourd’hui plus qu’avant besoin de clarté dans les idées, de précision dans les mots d’ordre. Elles ont besoin d’une route qui soit droite, de dirigeants qui n’hésitent pas. Chercher, pour des raisons tactiques, à préserver l’"unité", équivaudrait à chercher à pratiquer une caricature de parlementarisme - comme s’il y avait, dans le mouvement révolutionnaire, des "conseils des ministres", avec une opposition, des règlements et des statuts, des enquêtes et des votes de confiance... En demeurant dans la même organisation que les partisans de la collaboration de classes, l’opposition communiste se met du même coup sous la dépendance des "conciliateurs". Elle gaspille son énergie en efforts pour s’adapter au "parlementarisme" des syndicats et du parti. Des questions mineures et des incidents sans portée réelle prennent du coup une importance démesurée aux dépens des questions fondamentales du mouvement révolutionnaire.

La pratique de cette caricature de parlementarisme à l’intérieur des organisations ouvrières a bien d’autres conséquences. Les secrétaires et les présidents, les ministres socialistes, les journalistes et les députés accusent ceux de l’opposition de vouloir prendre leurs fauteuils ou leurs portefeuilles. L’opposition doit se chercher des excuses, se justifier ; elle en vient à signet des déclarations où elle affirme son "estime" pour les dirigeants de l’autre bord et laisse entendre qu’elle lutte pour des "principes", non contre des "personnes". Et cette comédie ne fait que consolider les conciliateurs dans les postes qu’ils occupent.

La Vie ouvrière du 24 septembre affirme que le vote de confiance du congrès des métallos ne signifiait pas qu’il endossait la politique de ses dirigeants "conciliateurs", mais seulement qu’il avait ainsi exprimé confiance et sympathie à la personne des secrétaires [7]. En d’autres termes, c’était un vote sentimental, petit-bourgeois, non une courageuse politique de classe. Le camarade Carron s’attache à démontrer que les délégués qui ont émis ce vote, et surtout les masses qui les suivent, sont complètement d’accord en esprit avec les partisans de la III° Internationale. En réalité, s’ils ont voté la confiance en leurs dirigeants, c’est parce qu’ils se sont laissés abuser par les arguments fallacieux selon lesquels il faut combattre les idées et non les personnes. Finalement, en votant la confiance à Merrheim, ils maintiennent à un poste responsable un homme qui prêche l’opportunisme, la conciliation et la soumission au capitalisme.

Au congrès des travailleurs des Postes et Télégraphes, la politique "conciliatrice" de la direction a été approuvée par 197 voix contre 23 et 7 abstentions. Un membre de cette direction, l’internationaliste Victor Roux, écrit que nombre de délégués éprouvaient simplement beaucoup de sympathie pour le secrétaire du syndicat, le conciliateur Borderez dont la valeur morale, dit-il, est incontestée.

"Je reconnais, personnellement, écrit-il, qu’il a rendu de grands services à l’organisation en des temps difficiles" (La Vie ouvrière, 15 septembre 1919).

Jouhaux, Renaudel, Longuet, Merrheim et d’autres, quels que soient les "services" qu’ils aient pu rendre dans le passé, se comportent aujourd’hui comme des représentants du système bourgeois dont ils constituent le principal soutien. En fonction de ce rôle qui est le leur, c’est dans leur propre intérêt qu’ils s’efforcent de grossir aux yeux du prolétariat toutes les concessions de la bourgeoisie, puisqu’elles sont, après tout, le fruit de leur diplomatie. Tout en critiquant le capitalisme, ils s’efforcent de l’embellir et, après bien des discours, en viennent à leur conclusion, la nécessité de s’adapter - c’est-à-dire de se soumettre - à la domination du capitalisme.

Le pire crime des dirigeants du syndicalisme régnant - Rosmer l’a bien vu - consiste en ce qu’ils "ont remplacé l’action directe de la classe ouvrière par la sollicitation de faveurs auprès du gouvernement". Mais il est impossible de modifier cette tactique contre-révolutionnaire en "sollicitant" à notre tour les social-impérialistes du mouvement syndical et politique. Quand les Jouhaux, Renaudel, Merrheim et Longuet s’emploient à convaincre les députés capitalistes et bourgeois qu’ils doivent faire des concessions à la classe ouvrière, les représentants authentiques du prolétariat ne peuvent pas, eux, perdre leur temps en cherchant à convaincre Renaudel et Longuet de la nécessité d’une lutte révolutionnaire. Pour se débarrasser des députés capitalistes et bourgeois, la classe ouvrière doit chasser de ses organisations les Renaudel et les Longuet.

La lutte contre ces gens-là ne doit pas être menée comme s’il s’agissait d’une querelle de famille ou d’une discussion académique, mais de façon conforme à la gravité de l’enjeu, afin que l’abîme qui nous sépare des social-impérialistes apparaisse dans toute sa profondeur devant la conscience des masses.

Notre devoir est d’utiliser à fond les épouvantables leçons de la guerre impérialiste. Nous devons faire assimiler par les masses l’expérience de la dernière période, et leur faire comprendre qu’elles ne peuvent plus continuer à vivre sous le règne du capitalisme. Nous avons le devoir de porter à son paroxysme, au plus haut degré révolutionnaire, la haine qui s’éveille dans les masses contre le capitalisme, contre les capitalistes, contre l’Etat capitaliste et ses organes. Nous devons apprendre aux masses à haïr non seulement les capitalistes, mais tous ceux qui défendent le capitalisme, qui tentent de dissimuler ses plaies nauséabondes, qui cherchent à excuser ou à minimiser ses crimes.

Après l’échec de la manifestation du 21 juin, Monatte écrivait : "Les masses sauront qu’il n’est plus possible désormais d’hésiter et de s’abuser soi-même par de faux espoirs ; et qu’il est nécessaire d’épurer sans merci le personnel des syndicats." (La Vie ouvrière 25 juin 1919).

En politique, la lutte contre des principes faux implique une lutte contre les individus qui les personnifient. Régénérer le mouvement ouvrier signifie chasser de ses rangs tous ceux qui se sont déshonorés en trahissant, tous ceux qui ont sapé la confiance ouvrière dans les mots d’ordre révolutionnaires, qui ont sapé leur confiance en leur propre force. L’indulgence, la sentimentalité, la bienveillance sur des questions de cette nature se paient au prix des intérêts vitaux du prolétariat. Les masses qui s’éveillent exigent que tout soit dit à haute voix, qu’un chat soit appelé un chat, qu’il n’y ait pas de demi-teintes imprécises, mais une démarcation claire et précise en politique, que les traîtres soient boycottés et chassés, que leurs places soient prises par des révolutionnaires dévoués corps et âme à leur cause.

La camarade Louise Saumoneau trace le tableau suivant de la lutte pour répandre l’influence des idées de la III° Internationale au cours de la récente campagne électorale :

"Nous pouvons toujours poursuivre très facilement la propagande qu’il faut mener à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des organisations dans de larges réunions publiques pendant les élections (...). La résistance à l’Internationale révolutionnaire trouve son principal appui parmi les anciens cadres qui ont si piètrement dirigé le navire de notre parti pendant la guerre. Nos jeunes et ardents camarades, pleins de zèle révolutionnaire, doivent s’employer et employer leur volonté à acquérir certaines habitudes et connaissances pratiques indispensables au bon fonctionnement d’une organisation. Ces connaissances s’assimilent très vite et pourtant, dans les conditions actuelles de la lutte, elles servent de couverture à toutes sortes de baudruches et contribuent à accentuer la fatale influence de ces cadavres vivants desséchés au sein de nos organisations. Partout il faut que les forces de la jeunesse animent la classe révolutionnaire qui s’est dressée au combat pour la III° Internationale ; partout il faut qu’elles s’implantent, qu’elles remplacent tous ceux sur qui pèsent les quatre années pendant lesquelles ils ont renié les principes socialistes, et cela, même s’il faut les jeter dehors, tête première."

Les dirigeants faillis du socialisme et du syndicalisme, révolutionnaires de la phrase hier, dociles capitulards aujourd’hui, refusent d’endosser eux-mêmes la responsabilité de leur reniement et la rejettent sur le prolétariat.

Au Congrès de Lyon, Bidegarray, secrétaire de la Fédération des cheminots, a rejeté sur les masses ouvrières la responsabilité de tout ce qui est arrivé : "Il est sûr que les syndicats ont grandi numériquement. Mais, parmi les travailleurs organisés, il y a beaucoup trop peu de syndicalistes. Les gens s’intéressent seulement à leurs propres problèmes immédiats" "En chaque être humain, philosophe Bidegarray, sommeille un cochon."

Rouger, délégué de Limoges blâme le prolétariat pour tout. C’est de la faute du prolétariat. "Les masses ne sont pas suffisamment éclairées. Elles rejoignent les syndicats seulement pour obtenir l’augmentation des salaires."

Merrheim, secrétaire du syndicat des métallurgistes, fait des effets de tribune avec sa "bonne conscience". C’est que lui, voyez-vous, est allé à Zimmerwald - comme s’il s’était agi d’un pique-nique syndical de plus ! Il s’agissait pour lui d’une sorte de petit pèlerinage pacifiste qu’il a entrepris pour apaiser sa conscience. Car lui, Merrheim, s’est battu. Mais il n’a pas pu éveiller les masses. "Non, je n’ai pas trahi la classe ouvrière, c’est la classe ouvrière qui m’a trahi." Voilà ce qu’il a dit, textuellement !

Le syndicaliste Dumoulin, un "honnête" renégat du type Merrheim - zimmerwaldien au début de la guerre, mais compagnon d’armes fidèle de Jouhaux aujourd’hui - déclarait au congrès de Tours du syndicat de l’Enseignement que la France n’était pas prête pour une révolution, car les masses n’étaient pas "mûres". Mais cela ne lui suffit pas, il s’en prend aux enseignants internationalistes et leur reproche... l’état arriéré du prolétariat - comme si l’éducation des masses laborieuses se faisait véritablement dans la misérable école bourgeoise pour enfants de prolétaires, et non dans la puissante école de la vie, sous l’influence des patrons, du gouvernement, de l’Eglise, de la presse bourgeoise, des députés et des "malheureux bergers" du syndicalisme [8].

Les renégats, les lâches et les sceptiques désormais complètement avilis, s’en vont répétant la même phrase : "Les masses ne sont pas mûres" Que faut-il en conclure ? Seulement ceci : il faut renoncer au socialisme, et pas seulement pour un temps, mais définitivement. Car si les masses qui ont connu la longue école préparatoire de la lutte politique et syndicale, puis les quatre années de massacre, n’ont pas mûri pour la révolution, quand et comment mûriront-elles ? Merrheim et les siens supposent-ils que Clémenceau, vainqueur, va créer, dans les murs de l’Etat capitaliste, un réseau d’"académies" pour l’éducation socialiste des masses ? Si le capitalisme est réellement capable de reproduire d’une génération sur l’autre, les chaînes de l’esclavage du salariat, alors les couches profondes du prolétariat continueront à charrier, de génération en génération, l’obscurantisme et l’ignorance. Si les masses prolétariennes pouvaient atteindre sous le capitalisme un niveau élevé de développement mental et intellectuel, le capitalisme ne serait pas, après tout, si mauvais, et la révolution sociale ne serait pas nécessaire. Mais c’est précisément parce que le capitalisme le maintient dans sa servitude mentale et intellectuelle que le prolétariat doit faire la révolution. C’est sous la direction de l’avant-garde que les masses, qui ne sont pas encore assez mûres, mûriront au cours de la révolution. Si la révolution ne se produit pas, les masses tomberont dans un état de prostration et la société dans son ensemble connaîtra la décadence.

Des millions d’ouvriers nouveaux venus affluent dans les syndicats. En Angleterre, ce grand flux a doublé les effectifs syndicaux, qui atteignent aujourd’hui 5.200.000 membres. En France, le nombre de syndiqués est passé de 400.000 à la veille de la guerre à deux millions aujourd’hui [9]. Quels changements cette augmentation numérique entraîne-t-elle dans la politique du syndicalisme ?

"Les ouvriers rejoignent les syndicats dans leurs souci de gains matériels immédiats", déclarent les conciliateurs. C’est complètement faux. L’afflux des ouvriers dans les organisations syndicales ne s’explique pas par de petites questions matérielles : il s’explique par un fait colossal, la guerre mondiale. Les masses ouvrières - et pas seulement leurs couches supérieures, mais aussi les plus basses - sont transportées, secouées par cet immense bouleversement historique. Chaque prolétaire a ressenti individuellement, à un degré sans précédent, sa propre impuissance devant la puissante machine de l’impérialisme. L’impérieux besoin de nouer des liens, l’impérieux besoin d’unifier et de consolider les forces ouvrières, s’est fait sentir plus que jamais auparavant. C’est de là que provient l’afflux de millions d’ouvriers dans les syndicats et dans les soviets de députés, dans des organisations qui n’exigent pas une préparation politique spéciale, mais incarnent l’expression la plus générale et la plus directe à la fois de la lutte de la classe ouvrière.

Ayant perdu confiance dans les masses prolétariennes, les réformistes de l’espèce Merrheim-Longuet doivent aller chercher secours chez les représentants "éclairés" et "humanitaires" de la bourgeoisie. En fait, leur nullité politique ne se reflète nulle part mieux que dans leur respectueuse extase devant le" grand démocrate" Woodrow Wilson. Des gens qui prétendent pourtant représenter la classe ouvrière se révèlent capables de croire sérieusement que le capitalisme américain pourrait placer à la tête de son Etat un homme avec qui la classe ouvrière européenne pourrait marcher la main dans la main ? Ces messieurs n’ont apparemment jamais entendu parler ni des véritables raisons de l’entrée en guerre de l’Amérique, ni des répugnants marchandages de Wall Street, ni du rôle même de Wilson à qui les grands capitalistes des Etats-Unis ont donné pour mission de brandir les mots d’ordre du pacifisme philistin afin de couvrir les traces de leurs rapines et de leurs crimes ? Peut-être ont-ils imaginé que Wilson allait contrecarrer les plans de ses capitalistes et imposer son programme contre la volonté de ses milliardaires ? Peut-être ont-ils escompté que Wilson saurait, par ses litanies et ses prêches, contraindre Lloyd George et Clémenceau à s’occuper sérieusement de libérer les peuples faibles et opprimés et d’établir la paix universelle ?

Il n’y a pas très longtemps - après l’édifiante leçon des négociations dites "de paix" de Versailles -, Merrheim, au congrès de Lyon [10], s’en prit au syndicaliste Lepetit qui s’était permis - comble de l’horreur - de parler irrespectueusement de M. Wilson. "Personne n’a le droit, proclama-t-i1, d’insulter M. Wilson dans un congrès syndical." Quel prix Merrheim fait-il payer pour la tranquillité de sa conscience ? Si son léchage de bottes ne lui est pas payé en dollars - et nous accordons bien volontiers que tel n’est pas le cas - , il n’en demeure pas moins celui d’un laquais rampant devant le "démocrate" puissant par la grâce du dollar. Il faut être tombé au dernier degré de la dégradation morale pour tenter ainsi de rattacher les espoirs de la classe ouvrière aux "honnêtes gens" de la bourgeoisie. Des "chefs" capables d’une telle politique n’ont rien à voir avec le prolétariat révolutionnaire. Il faut les chasser sans. merci. "Les hommes qui ont perpétré tout cela, disait Monatte à Lyon, sont indignes de demeurer les interprètes des idées du mouvement ouvrier français."

Les élections législatives marqueront une étape dans le développement politique en France. Elles signifient la disparition des groupements politiques intermédiaires. A travers la Chambre des députés, la bourgeoisie a remis le pouvoir à l’oligarchie financière, et cette dernière a chargé les généraux de conquérir le pays pour son compte ; leur sanglante besogne effectuée, les généraux, d’accord avec les agents de change, utilisent le système parlementaire pour mobiliser les exploiteurs et les vampires, tous ceux qui convoitent, aspirent au butin, tous ceux qu’épouvante l’éveil révolutionnaire des masses.

La Chambre est en train de devenir l’état-major général politique de la contre-révolution. La révolution, elle, est en train de sortir dans la rue et tente de constituer son propre état-major, hors du Parlement.

L’élimination dans le pays, des groupes intermédiaires du centre, radicaux et radicaux-socialistes, annonce inéluctablement un phénomène identique dans le mouvement ouvrier. Longuet et Merrheim ont pu subsister sur la base des espoirs qu’ils mettaient dans les forces réformistes "éclairées" de la société bourgeoise. La faillite de ces dernières condamne à mort la tendance Longuet-Merrheim quand l’objet disparaît, son ombre disparaît aussi.

Toutes les ombres qui sont aujourd’hui entre Renaudel et Loriot, entre Jouhaux et Monatte, disparaîtront de la circulation dans le plus bref délai. Seuls demeureront les deux camps fondamentaux : Clémenceau et ses troupes d’un côté, les communistes révolutionnaires de l’autre.

Il ne peut être seulement question de sauvegarder plus longtemps l’ "unité", même formelle, du parti et des syndicats. La révolution prolétarienne doit créer et créera son propre état-major politique central à partir des communistes et des syndicalistes, unis, de la tendance communiste révolutionnaire.

Découragé et dérouté par les révolutions russe et allemande, Kautsky avait accroché tous ses espoirs à la France et à l’Angleterre où, selon lui, l’humanitarisme accoutré des défroques de la démocratie allait enfin l’emporter. Nous pouvons en réalité constater que dans ces pays, au sommet de la société bourgeoise, le pouvoir a été conquis par la réaction de la pire espèce, bestiale, exhalant les vapeurs du chauvinisme, montrant ses crocs, l’oeil injecté de sang. Pour l’affronter, le prolétariat s’est dressé, prêt à assumer sans pitié sa revanche pour toutes les défaites passées, les humiliations, les tortures qu’il a dû subir. Il n’y aura pas de quartier : ce sera une lutte à mort. La classe ouvrière vaincra. La dictature prolétarienne balaiera alors le tas d’ordure de la démocratie bourgeoise et ouvrira la voie au système communiste de la société.

Notes

[1] Aux élections de novembre 1919, le Bloc national, coalition des droites et des nationalistes avait emporté les deux tiers des sièges : sa campagne avait été menée sur le double thème de l’union nationale et de la lutte contre le bolchevisme dont Clémenceau s’était fait le champion, notamment dans son célèbre discours de Strasbourg, le 3 novembre. De ce point de vue, il était juste de qualifier de "clémenciste" le Bloc national, même si, quelques semaines après, ses élus devaient montrer à l’adresse de l’homme la plus noire ingratitude.

[2] C’est en avril 1905 qu’avaient fusionné, pour former le parti socialiste (S.F.I.O.), le parti socialiste de France, de Jules Guesde, et le parti socialiste français de Jean Jaurès, eux-mêmes résultats de fusions antérieures entre groupes et partis longtemps rivaux. Cette unité était en fait le résultat des efforts patients de l’Internationale.

[3] Trotsky fait ici allusion au Comité pour la Troisième Internationale. Le 1° septembre 1919, il avait écrit une lettre à Loriot, Rosmer, Monatte, Péricat, montrant qu’il les tenait pour les "camarades de France" des bolcheviks russes.

[4] "La Vie ouvrière" reparaissait depuis le 1° avril 1919 comme hebdomadaire. Dans le premier numéro, Rosmer avait écrit :"La guerre a été la grande épreuve, elle a établi un nouveau classement. D’un côté les traîtres, les défaillants du socialisme, ceux qui, devant la révolution, s’aperçoivent qu’ils ne sont que de simples démocrates ; de l’autre, les révolutionnaires. Il ne peut pas, en effet, y avoir deux Internationales.

[5] Le 27 mai 1919, le C.N. de la C.G.T. avait décidé de préparer avec les syndicats britanniques et italiens une action internationale contre l’intervention alliée en Russie. Après plusieurs semaines d’hésitations et de tergiversations, la date de la grève générale fut fixée au 21 juillet. Le 20, après un rapport de Jouhaux sur - les résultats d’un sondage auprès des responsables d’Unions. Départementales., le comité confédéral, estimant que la grève serait un échec, la décommandait. Les terrassiers de Paris et les charpentiers en fer débrayèrent seuls à la date prévue.

[6] La C.G.T. comptait 213.000 membres en 1914. Le chiffre, tombé à 41.000 en 1915, remontait à 83.000 en 1916, atteignait ensuite 240.000 en 1917, 500.000 en 1918, pour dépasser 850.000 en mai 1919 et culminer à 1.136.000 au moment où Trotsky écrivait. Le record sera atteint en mai 1920, toujours selon les chiffres officiels, avec 1.634.673 cotisants fédéraux.

[7] Merrheim était précisément l’un des quatre secrétaires de la Fédération des métaux.

[8] Le congrès de la fédération de l’enseignement s’était tenu à Tours du 7 au 10 août 1919. Dumoulin, qui représentait la direction de la C.G.T., avait dû y subir - sans panache - les attaques de ses anciens amis minoritaires, au pouvoir dans la fédération dont Louis Bonet devenait secrétaire général.

[9] Ces chiffres paraissent quelque peu exagérés. Cf. ci-dessus.

[10] Il s’agit du congrès de la C.G.T., à Lyon, du 15 au 21 septembre 1919.

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